Eclairage. Treize ans après la sortie du premier volet de la trilogie du «Seigneur des anneaux», le Néo-Zélandais quitte avec «Le Hobbit 3» l’univers fantasy développé dès 1937 par J. R. R. Tolkien.
A l’origine était J. R. R. Tolkien. Avant que l’écrivain britannique publie, en 1937, Le Hobbit, qui sera suivi au milieu des années 50 par la trilogie du Seigneur des anneaux puis, à titre posthume, en 1977, par Le Silmarillion, la fantasy n’existait pour ainsi dire pas. «Il y avait quelques ouvrages que l’on peut qualifier d’heroic fantasy, mais il s’agit principalement de contes de fées ou de récits issus des mythologies nordiques, explique Marc Atallah, directeur de la Maison d’ailleurs, à Yverdon-les-Bains. Dès qu’on fait aujourd’hui de la fantasy, on ne peut créer un code qui n’ait pas déjà été inventé par Tolkien, car il n’a pas seulement écrit des histoires, il a aussi imaginé un monde, la Terre du Milieu, avec toute une cosmogonie. C’est ce qui explique qu’on va avoir, après lui, beaucoup d’hybridations. Comme, avec Star Wars, de la fantasy dans l’espace.»
Lorsque, vers la fin du siècle dernier, le réalisateur Peter Jackson commence à travailler à une adaptation du Seigneur des anneaux, les techniques numériques sont un atout de taille pour lui permettre de donner vie à la Terre du Milieu et aux nombreux peuples qui l’habitent. En 2001, La communauté de l’anneau fait sensation, puis l’aventure tourne au phénomène avec Les deux tours (2002) et Le retour du roi (2003), qui devient alors le deuxième film le plus rentable de l’histoire du cinéma derrière Titanic. Le Néo-Zélandais transcende le souffle épique des romans de Tolkien, trouve le bon équilibre entre des batailles homériques savamment chorégraphiées et des séquences plus intimes, à l’image de l’importance qu’il donne au royaume de Rohan et à son roi envoûté dans Les deux tours.
Un livre, trois films
Pour Marc Atallah, il ne fait aucun doute que Le seigneur des anneaux est un jalon cinématographique important. En plongeant des milliers de spectateurs dans la Terre du Milieu, avec l’aide, sur le plan visuel, d’illustrateurs comme John Howe et Alan Lee qui, de leur côté, travaillaient depuis de nombreuses années sur Tolkien, il a fait de la fantasy quelque chose dépassant le cadre du simple divertissement. «Comme aucun écrivain ne peut écrire de la fantasy sans se référer à Tolkien, aucun cinéaste ne pourra plus en mettre en scène sans penser à Jackson.» Conscient d’avoir accompli quelque chose de grand, d’épuisant aussi, le réalisateur avait d’ailleurs à cœur de tourner la page.
Il s’attelle ainsi, après Le retour du roi, à un remake de King Kong puis signe en 2009 Lovely Bones, tout en travaillant aux côtés de Steven Spielberg sur Les aventures de Tintin. On parle alors d’une adaptation du Hobbit dont il ne serait que coproducteur, tandis que Guillermo del Toro la réaliserait après en avoir cosigné le scénario. Mais le projet prend du retard, poussant del Toro à se retirer, avant que Jackson n’annonce qu’il le réalisera finalement lui-même. Et que d’un livre relativement court, il tirera trois longs métrages distincts.
Quête initiatique
Trois films, avec en prime des versions longues pour les éditions DVD, comme ce fut le cas pour Le seigneur des anneaux, ça fait beaucoup. Etirée à l’extrême, la narration perd de sa substance, vide le film d’une partie de son souffle épique. On croirait parfois avoir devant les yeux un jeu vidéo, avec ses différents niveaux à passer avant d’accéder, enfin, au combat final. Directrice artistique du NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival), Anaïs Emery partage cette impression en regrettant que, d’une certaine manière, «Le Hobbit minimise l’importance d’une première trilogie qui a marqué son époque en imposant une esthétique révolutionnaire». Elle n’en continue pas moins à admirer le talent de Jackson, qui «a toujours réussi à travailler avec les mêmes collaborateurs tout en imposant aux grands studios américains des tournages en Nouvelle-Zélande. Il incarne, avec Sam Raimi, l’avènement d’une génération de réalisateurs qui, après avoir débuté de manière artisanale dans les années 80, ont réussi à mener des projets personnels au cœur du système hollywoodien.»
De son côté, Marc Atallah trouve intéressant de constater que «la manière dont on raconte des histoires est influencée par des narrations qui, il y a vingt ans, n’étaient pas présentes dans le champ créatif. Le fait que Jackson puisse travailler Le Hobbit comme un jeu vidéo, je trouve cela plutôt marrant. Mais je soulignerais que le jeu vidéo s’inspire lui-même d’autres stratégies narratives. Si vous prenez les épopées classiques, il y est aussi question de niveaux. On passe un palier, puis un autre. Le jeu vidéo a simplement redonné de l’importance à la question de la quête initiatique, qui se déroule par étapes successives. Le fait de rendre une narration épique est quelque chose que j’observe également ailleurs. Prenez les biopics de grands sportifs ou d’artistes que produit le cinéma américain: ils doivent passer des étapes pour apprendre à se sublimer. Après, c’est clair que si vous rajoutez des techniques numériques par-dessus, comme dans le cas du Hobbit, vous avez quelque chose qui dans sa composante se rapproche du jeu vidéo.»
Des codes fixés pour l’éternité
Au début des années 2000, Jackson faisait donc de la fantasy un genre très en vue, qui accédait même, comme le souligne Anaïs Emery, au statut de spectacle familial. A sa suite seront adaptés nombre de livres à succès, comme la saga des Chroniques de Narnia, de C. S. Lewis, un contemporain de Tolkien. Mais tous les films ne trouveront par leur public, à l’image de La boussole d’or, premier volet de la trilogie A la croisée des mondes qui, faute de succès, ne connaîtra jamais de suite. D’où cette interrogation: Jackson n’a-t-il pas tué la fantasy? Si Anaïs Emery constate que le genre reste florissant dans les cinématographies d’Extrême-Orient où, tant au Japon qu’à Hong Kong, il bénéficie de budgets importants, Marc Atallah préfère croire que le cinéaste lui aura rendu service en pérennisant les codes, tout en prouvant qu’on peut habiter un même monde pendant une vingtaine d’heures.
«Avec tout ce qu’il a fait, les codes d’interprétation sont fixés chez les spectateurs, qui voient ce qu’est un orque, un elfe et un nain. On peut dès lors imaginer que des créateurs puissent s’appuyer sur cette connaissance préalable pour proposer des dispositifs originaux. Mais qui va vouloir se situer par rapport à ces codes? A part quelqu’un comme J. J. Abrams, je ne vois personne. On est dans un schéma relativement proche de ce qui s’était passé avec Star Wars. Durant la décennie qui a suivi la première trilogie, personne n’a cherché à avoir une ambition à la George Lucas.» Un studio aura-t-il néanmoins l’audace de s’attaquer au Silmarillion, qui retrace les origines de la Terre du Milieu? Dans le fond, on espère que non.
Samedi 13 décembre, de 16 à 18 h, la Maison d’ailleurs, à Yverdon-les-Bains, propose une rencontre suivie d’une séance de dédicace avec l’illustrateur John Howe, collaborateur de Peter Jackson sur «Le seigneur des anneaux» et «Le Hobbit».
Critique
Après Jackson, le déluge
Publié par Tolkien dix-sept ans avant le premier tome du Seigneur des anneaux, Le Hobbit est un livre pour enfants relativement court. Un chapitre par soir, une petite histoire par chapitre, telle était à peu près l’ambition de l’écrivain britannique. Tirer trois films de cet ouvrage était dès lors une entreprise inconsciente. Chaque épisode est étiré jusqu’à en devenir inconsistant, les péripéties se suivent mais la narration piétine.
Les deux premiers volets de ce Hobbit version Peter Jackson étaient passablement indigestes. Au souffle épique du Seigneur des anneaux se substituaient une esthétique très jeu vidéo, des séquences d’action parfois illisibles et une infantilisation pénible du récit. Le troisième volet corrige un peu le tir. Malgré une entame passablement laide avec la destruction de Lacville par le dragon Smaug, la narration prend ensuite de l’épaisseur à l’approche de ladite bataille, qui verra les nains, les hommes et les elfes s’unir pour combattre des légions d’orques, de gobelins et de trolls.
Bonne nouvelle, l’équilibre entre l’épique et l’intime, qui avait contribué à faire du Seigneur des anneaux une réussite, est à nouveau présent. On est parfois proche des visages, avec la belle impression de voir un «vrai» film et non une tambouille numérique où, à part quelques montagnes filmées en plan large, tout est faux. Mais, malgré une morale très actuelle faisant de la cupidité la mère de tous les maux, et des clins d’œil finaux appuyés à sa première trilogie, Jackson ne réussit pas à nous enchanter totalement.
Avec Le seigneur des anneaux, il inventait quelque chose, à savoir une nouvelle manière d’appréhender la fantasy, dont il faisait un genre hybride empruntant autant au fantastique qu’au film de cape et d’épée, au drame historique, voire même au western. Au sortir de La bataille des cinq armées, on se dit par contre que la fantasy ne se relèvera peut-être pas de ces films monstres et désincarnés. Après Jackson, le déluge.
«Le Hobbit – La bataille des cinq armées». De Peter Jackson. Avec Martin Freeman et Richard Armitage. Nouvelle-Zélande/Etats-Unis, 2 h 24.