Opinion. Française d’origine iranienne, l’écrivain Abnousse Shalmani raconte, dans «v», comment elle a «grandi» avec Sade, trouvant dans sa lecture un véritable apprentissage de la liberté.
Abnousse Shalmani
C’est énorme. A 18 ans, tout est «énorme». Mais là, c’était «énorme» pour de vrai. D’ailleurs, plus rien ne fut jamais aussi «énorme». Ce n’était pas tant la description précise, anatomique et férocement immorale de l’initiation sexuelle d’Eugénie qui était «énorme» – quoique la graduation des plaisirs allant de pair avec la douleur et s’achevant par l’inoculation de la vérole à Mme de Mistival par sa fille Eugénie qui lui coud le con et le cul pour «que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer [vous] calcine les os plus promptement», était somme toute inédite et embarrassante pour l’adolescente que j’étais –, non, ce qui était extraordinaire, c’était le raisonnement qui s’y déployait.
Rien ne fut plus jamais pareil après le passage par le boudoir de Sade et l’inflexibilité de sa philosophie. Tout était possible par la force de l’imagination. Et tout était puissant, car porté par l’imagination. La société et ses lois iniques enfermaient peut-être Sade, mais elles ne tenaient pas face à la domination volontaire de son imaginaire. L’imagination de Sade donnait des ailes à ma provocation et prouvait qu’il était possible que tout soit bouleversé par la grâce de la littérature et du rire pour faire fuir la peur. A l’âge de découvrir La philosophie dans le boudoir, je me targuais déjà de n’avoir pas d’inhibition – ou, plus justement, je prenais plaisir à provoquer, à porter mes auteurs libertins préférés du XVIIIe siècle, Mirabeau, Boyer d’Argens, Crébillon… comme des étendards universels de la liberté, de l’esprit, de la beauté.
Résister joyeusement
Je voulais révolutionner les mœurs et la politique, la religion et les femmes. Il n’y avait alors que dix ans que j’avais quitté l’Iran et, s’il m’avait suffi de me mettre nue à 6 ans dans la cour de l’école pour combattre l’injustice – retirant les voiles qui me réduisaient à n’être qu’une chose dangereuse aux yeux des tenants de la morale –, je n’avais malheureusement plus l’âge de tirer la langue aux barbus. Mais je savais que la littérature pouvait les faire frissonner autant que la nudité – si ce n’est plus, Les versets sataniques de Salman Rushdie étaient déjà passés par là –, pourtant il me manquait encore de quoi me libérer entièrement et de quoi résister joyeusement. C’est alors que je rencontrai le marquis.
Lire Sade, c’est grandir. C’est refuser de baisser les yeux face à l’horreur, c’est se familiariser avec la raison, c’est poser le citoyen au centre du débat débarrassé des interdits religieux, c’est dire ce qui ne se dit jamais, c’est rire des superstitions, c’est culbuter le pouvoir absolu – qu’il soit religieux, monarchique ou idéaliste. Pourtant, j’ai d’abord eu honte de ma lecture. C’était trop. Trop difficile, répétitif, répugnant. J’ai dépassé la honte à force d’acharnement, à force de lire entre les lignes, de passer outre l’horreur pour saisir les moyens de la liberté, la ténacité du raisonnement jusqu’à l’humanité de l’homme enfermé.
Après Sade, j’ai eu accès à un système de pensée, une rigueur intellectuelle, qui renforcerait ma croyance en l’homme sans Dieu et en la république. Il était incroyable pour l’enfant enfermée, car réduite à son sexe de femme, de découvrir l’intransigeance d’un homme du XVIIIe siècle qui clamait, en une époque où il était de bon ton de rire de l’égalité des sexes: «Il est aussi injuste de posséder exclusivement une femme qu’il l’est de posséder des esclaves; tous les hommes sont nés libres, tous sont égaux en droit […], il ne peut donc être jamais donné, d’après cela, de droit légitime à un sexe de s’emparer exclusivement de l’autre.»
La glorification de l’individu
Cet homme qui avait été enfermé par la monarchie, la république, le Consulat et l’Empire, ce philosophe emprisonné vingt-sept ans durant, ce délinquant sexuel condamné à mort donnait à ma rébellion enfantine un lustre prestigieux. Il était nécessaire à la petite fille qui voulait être un citoyen comme un autre. Avec Sade, tous mes vœux étaient exaucés: «Votre infâme Dieu sera dans le néant; et cela sans cesser d’être juste, jaloux de l’estime des autres, sans cesser de redouter le glaive des lois et d’être honnête homme. […] Vous en ferez des hommes d’autant plus attachés à la liberté de leur pays qu’aucune idée de servitude ne pourra plus se présenter à leur esprit, qu’aucune terreur religieuse ne viendra troubler leur génie.» Une morale athée.
Il n’est plus besoin de Dieu pour savoir le bien et le mal, plus besoin d’interdit pour les éviter. Plus besoin de violence pour exister. Des hommes libérés des préjugés, la méritocratie balayant l’hérédité, les citoyens s’émancipant des sujets, la glorification de l’individu – et du corps –, le mouvement balayant un pouvoir immobile bâti sur des superstitions artificielles et… les femmes. Des femmes philosophes, des femmes désirantes, maîtresses de leur destin – ou en cours d’initiation. Des femmes enfin à égalité parfaite avec les hommes, tant dans le mal que le bien. Il n’est jamais question, dans les pages du marquis, de hiérarchie des sexes ou d’essence féminine, mais toujours de tempérament, les femmes n’étant pas davantage victimes de leur sexe que les hommes. Nous ne sommes jamais victimes que de nos choix. Sade n’était pas féministe, il était mieux que ça: il était égalitariste. «La plus divine partie de l’humanité doit-elle recevoir des fers de l’autre? Ah! Brisez-les […]; ne languissez pas plus longtemps dans ces préjugés barbares […]; vous êtes libres comme nous […].» La lecture, l’étude, le corps, le doute, le plaisir, le libre arbitre. Tout est lié. Ce que je fais de mon corps est la conséquence de mes choix. «Ton corps est à toi, à toi seule; il n’y a que toi seule au monde qui aies le droit d’en jouir et d’en faire jouir qui bon te semble», c’est ainsi que Mme de Saint-Ange éduque Eugénie, et c’est ainsi que la petite fille sous le voile islamique que j’étais à Téhéran brûla définitivement son foulard à Paris et prit la mesure et la possession de son corps politique.
L’instrument de sa liberté
En ces temps de déresponsabilisation, d’abandon de la chose publique, de méconnaissance de la citoyenneté, de floraison extrême droitiste, de remise en question de la liberté du corps des femmes, de retour des barbus de tout poil, de victimisation glorieuse – «moi aussi, j’ai souffert, qu’est-ce que tu crois?» asséné à son voisin qui l’assène à son voisin qui l’assène à son voisin et tous crient en se bouchant les oreilles –, en ces temps où la profondeur est trop loin et l’électeur trop paresseux, peut-être, pour nager contre ces vagues de laideur et atteindre la rive de la république, est-il le bon temps de relire Sade. De réfléchir à ce qu’est la censure, la morale, à ce qu’est un monde sans citoyens et sans liberté, un monde où il est interdit d’être autre que le sujet strictement délimité, prisonnier du clergé, du maître, de Dieu, du roi. Des autres.
Lire Sade, c’est se responsabiliser. C’est appréhender l’instrument de sa liberté: son libre arbitre. Qui ne peut s’exercer qu’avec la raison. Sans quoi point de citoyens. Et point de république. Et, ce jour-là, nous n’aurons même plus de Divin Marquis auprès de qui nous réfugier. Car il est fort à parier qu’il sera le premier condamné à l’enfer des bibliothèques.
© Le Point - Hors-Série
les Maîtres Penseurs: Le mystère Sade.
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«Sade, un athée en amour»
Intelligente et émouvante exposition que celle présentée, pour le bicentenaire de la mort de Sade, par la Fondation Bodmer à Genève. Le parti pris de son commissaire Michel Delon, qui a pour l’occasion collaboré avec le nouveau directeur de la fondation Jacques Berchtold, est limpide: présenter Sade comme un moment essentiel de notre histoire culturelle, à replacer dans les traditions de la littérature amoureuse depuis Pétrarque (la famille de Sade descend de Laure, muse du poète italien) et des dissidences intellectuelles et morales.
Sade, un athée en amour présente, dans une pénombre intimiste, des éditions originales, des lettres à sa femme, des manuscrits, la tête en bronze de Man Ray, ou encore son testament – Sade demande à être enterré sans cérémonie religieuse dans un bois sur une de ses terres, mais sa famille impose un enterrement catholique. Pour la première fois, les 40 cahiers des notes de son voyage en Italie, où il fuit par deux fois avec bonheur, sont montrés au public. Un moulage du crâne de Sade (photo), conservé au Musée Flaubert et d’histoire de la médecine de Rouen, rappelle que l’écrivain, exhumé quatre ans après sa mort pour savoir si sa personnalité singulière pouvait être expliquée par la forme de son crâne, fut un des premiers cobayes posthumes de la phrénologie, en vogue au XIXe siècle. L’expo se clôt sur le manuscrit du Dernier crâne de M. de Sade de Jacques Chessex, et ses carnets préparatoires, montrés pour la première fois: le Vaudois est mort, un soir de l’automne 2009, après avoir passé la journée à corriger les épreuves de ce roman où il dessine une parenté d’esprit évidente entre Sade et lui.
Issu de la collection de Pierre Leroy mais aussi de celle des Suisses Anne-Marie Springer ou Serge Nordmann, cet ensemble pourrait être austère: il s’en dégage au contraire une unité, une vivacité, une pertinence d’une grande vitalité. L’exposition s’accompagne de la publication de Sade, un athée en amour, beau livre à l’iconographie exceptionnelle qui pose Sade en porte-parole d’un siècle épris de plaisir autant qu’en précurseur de la science de l’inconscient dont nous sommes les évidents héritiers.
«Sade, un athée en amour». Fondation Bodmer, Cologny/Genève Jusqu’au 12 avril.fondationbodmer.ch