Le rapace Harpagon se retrouve le bec dans l’eau, et nous aussi. La mise en scène de L’avare de Molière, imaginée par le Lausannois Gianni Schneider, semble dériver. Même si le plaisir de voir du Molière est réel, et qu’on y rit beaucoup. Même si Jean-Damien Barbin campe un Harpagon résolument grotesque et truculent. Comme une pieuvre, l’avaricieux s’accroche à sa fameuse cassette, contenant «dix mille écus bien comptés», et préférerait voir ses enfants noyés plutôt que de dépenser un kopeck pour les marier. Un grand malade, donc, qui a mal digéré sa phase anale, diraient les freudiens. Mais le texte a subi un lifting (subtil), par souci de lisibilité et d’économie de temps. Il s’en trouve allégé, mais perd aussi un peu de saveur. Surtout: Schneider imagine un Harpagon non pas cloîtré chez lui, comme dans la pièce, mais naviguant sur un yacht, à la manière d’un Tapie ou d’un Bolloré. Une tentative peu convaincante de revisiter la pièce de 1668 (Harpagon, parangon de radinerie, ne peut en toute logique adopter un train de vie aussi dispendieux). Cela apportera de l’eau au moulin des barbons qui conspuent toute tentative de transposition contemporaine des classiques. Quelques notes de rap (la chanson Richest Man in the Room de Frank Ocean) suffisent d’ailleurs à faire soupirer les rangs très fournis du public. On ne peut pas leur donner tort, tant ce «jeunisme» tombe comme un cheveu sur la soupe, sans dialoguer avec la pièce ni la mettre en perspective. Notre Harpagon navigue sur une mer polluée, dans un monde hyperconsumériste (évoqué par des marques et des produits industriels). Mais en faire un symbole du capitalisme sauvage semble un peu court.
Le personnage apparaît parfois en gros plan, projeté sur le fond de la scène: ses yeux exorbités de colère et de chagrin évoquent le cinéma expressionniste (on pourrait penser aux Rapaces d’Erich von Stroheim, autre histoire de superradins). Hélas, les vidéos qui émaillent le spectacle n’apparaissent souvent que comme un motif décoratif. Il en va de même du fond sonore permanent et inutile. Comme si le metteur en scène, pas assez économe, devait sans cesse se rappeler à notre bon souvenir, de peur qu’on l’oublie.
«L’avare» Avec Jean-Damien Barbin, Michel Cassagne, Hélène Cattin, Caroline Cons, Jean-Pierre Gos, Malya Roman, Guillaume Compiano, Matthieu Sampeur et Christian Scheidt. Renens, Kléber-Méleau, jusqu’au 14 décembre. Puis en tournée à Carouge, Bienne, Yverdon et Monthey.