Avant de goûter à Das Weisse vom Ei (Une île flottante) de Christoph Marthaler, deux exercices de mise en condition mentale s’imposent. D’abord, s’informer sur la trame de La poudre aux yeux d’Eugène Labiche qui sert de matière première à la pièce. Ensuite, se rendre entièrement disponible à la liberté corrosive du metteur en scène alémanique.
Sur scène, deux familles bourgeoises, les Malingear et les Ratinois. Invention de Marthaler: l’une parle français, l’autre allemand. Leurs enfants s’aiment. On envisage donc de les marier mais, avant cela, chaque famille se livre à une surenchère d’esbroufe pour faire monter la dot. Christoph Marthaler ne suit pas Labiche dans cette délirante spirale de faux-semblants: chez lui, tout se délite progressivement. En usant des répétitions et de la lenteur, il nous donne à voir deux familles engoncées dans leur tristesse et dans leur absurdité quotidiennes. Une île flottante parle d’un monde toujours actuel où plus personne ne communique, où la rancœur hante les rapports de couple et où la seule façon d’exprimer son amour, pour Emmeline Malingear et Frédéric Ratinois, semble être de bêler le prénom de l’autre. Pas étonnant si, peu à peu, tout le monde se met à saigner du nez…
Pour abriter cette époustouflante tragicomédie du mal-être et de la vacuité, la magnifique scénographe Anna Viebrock – collaboratrice de longue date de Marthaler – a imaginé un salon encombré de tableaux géants et de bibelots absurdes donnant sur un ailleurs inaccessible. C’est à partir de ce lieu que se dessine la fascinante chorégraphie des corps et des gestes. Une partition d’une infinie précision où passe, imperturbable, un serviteur stylé portant avec tendresse des animaux empaillés. ■ MD
«Das Weisse vom Ei» (Une île flottante). D’Eugène Labiche, Christoph Marthaler, Anna Viebrock. Théâtre Vidy-Lausanne. Jusqu’au 17 décembre.