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Sarah et Jessica, dialogue de voyageuses extraordinaires

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Jeudi, 4 Décembre, 2014 - 05:54

Rencontre. L’aventurière et marcheuse Sarah Marquis, 42 ans, revient de sa dernière expédition de trois ans avant de repartir pour l’Australie. La Genevoise Jessica Davet, 22 ans, lauréate 2012 du Prix des voyages extraordinaires, a voyagé dix mois en Amérique latine. Pour «L’Hebdo», elles dialoguent sur le voyage, sa philosophie et pourquoi il forme la jeunesse.

Propos recueillis par Isabelle Falconnier

A l’âge de 8 ans, elle part dormir seule avec son chien dans une grotte sans rien dire à personne. A 17 ans, elle traverse l’Anatolie à cheval. Depuis, l’exploratrice, aventurière, conférencière, écrivaine et surtout marcheuse solitaire Sarah Marquis a parcouru des milliers de kilomètres. En 2000, elle traverse les Etats-Unis du Canada au Mexique. En 2002, elle franchit les déserts australiens. En 2006, elle suit la cordillère des Andes du Chili au Machu Picchu. Pour sa dernière aventure, ExplorAsia, elle marche de la Sibérie jusqu’en Australie en traversant l’Asie centrale. Il y a quelques mois, le National Geographic nommait Sarah Marquis aventurière de l’année 2014. Elle est la marraine de l’édition 2015 du Prix des voyages extraordinaires, lancé en l’an 2000 par la Fondation Lombard Odier (lire encadré).

Jessica Davet est née à Genève en 1993. Elle gagne en 2012 le 2e Prix des Voyages extraordinaires avec un projet intitulé «Voyage à la découverte de la relation entre l’homme et la nature». Après sa maturité, d’octobre 2012 à juillet 2013, durant dix mois, elle parcourt l’Argentine, la Bolivie, le Pérou et l’Equateur guidée par deux fils rouges: la découverte de la biodiversité et la manière dont les habitants d’une région la préservent, ou non. Et l’humanitaire en lien avec l’aide amenée aux enfants des régions isolées et défavorisées. Elle passe notamment six mois en Bolivie avec l’association Voix libres, visite des femmes en prison, distribue du matériel scolaire ou des habits, contribue à des projets de microcrédits. La voyageuse en herbe et l’aventurière aguerrie ont chacune développé leur philosophie du voyage. Elles nous l’expliquent.

Que représente le voyage à vos yeux?

Sarah Marquis: Je ne voyage pas à proprement dit. J’explore la nature, plus particulièrement les zones isolées et désertiques de cette planète en marchant. Je pousse sans cesse plus loin une recherche intime et personnelle lancée il y a vingt-trois ans, une recherche en lien avec la terre, nos capacités mentales et physiques. Accessoirement, nécessairement, je rencontre des humains dans mes parcours.

Jessica Davet: Le voyage représente pour moi une manière de partir à la recherche de moi-même. Celui que j’ai fait entre 2012 et 2013, je l’ai voulu comme une transition entre deux parties de ma vie. Je voulais partir seule, clairement, égoïstement. J’avais besoin que ce soit mon voyage. Il m’a permis de remettre en question ma vie, mes projets d’avenir et ma propre personne. Je cherchais des réponses à des questions fondamentales: Qui suis-je? Qu’est-ce que je veux faire de ma vie? Qu’est-ce qui me fait exister? Qui dois-je rencontrer pour avancer? J’avais besoin de voir un autre horizon, de repartir à zéro. Le voyage m’a semblé le meilleur moyen de le faire.

En quoi votre voyage, Jessica, vos voyages ,Sarah, vous ont-ils changées?

JD: Mon voyage m’a permis de faire une coupure dans ma vie à un moment où je ne savais plus trop où j’en étais. En voyageant, j’ai pu comprendre pourquoi j’avais voulu partir, justement, ce qui n’allait pas dans ma vie et qui m’avait poussée loin de ma vie, de mes amis, de ma famille. C’est une sensation unique de se retrouver à l’autre bout du monde, sans aucune référence familière, sans que personne vous connaisse, et de se demander qui on est vraiment une fois que les éléments sociaux ont disparu. Que reste-t-il de chacun de nous lorsque tous nos repères sont loin? Je constate que je suis plus sûre de moi après ce voyage, mes relations au monde sont plus confiantes, plus assurées, plus mûres. Et mon voyage m’a fait changer d’orientation: j’étais en biologie à Neuchâtel, j’étudie maintenant les sciences de l’éducation à Genève. Je souhaite désormais devenir enseignante en primaire, prolonger ce contact avec les enfants que j’ai tant aimé avoir en Amérique latine, faire en sorte que la personne que j’étais en Bolivie avec les enfants soit aussi désormais la personne je suis ici en Suisse…

SM: La marche m’a tout donné. Elle m’a construite. Mes expéditions m’ont permis de tester mes limites, ma capacité à gérer le stress, la solitude, l’écho du vide face à soi-même lorsqu’on voyage seul, de gérer ma sensibilité d’être humain dans un environnement hostile aux êtres humains. En marchant comme je le fais, je suis constamment hors de ma zone de confort. Je m’imprègne de ce qui vient de l’extérieur, je deviens le monde extérieur, en un sens. C’est pourquoi l’environnement est si important, pour moi comme pour tous les êtres humains. Nous sommes constitués de l’environnement que nous absorbons tout au long de notre vie!

Naît-on voyageuse? Le devient-on?

SM: Je suis née aventurière, ma maman en parle mieux que moi. C’est constitutif de ma personne. J’ai écouté cet appel de mon cœur, ma voie. A 8 ans, je me faisais de l’argent de poche en ramassant des limaces dans le jardin familial, et avec cet argent de poche j’allais m’acheter le National Geographic, je le cachais sous mon lit et je regardais pendant des heures en rêvant les photos de paysages exotiques, de perroquets, de jungles, de contrées lointaines. Pendant mon enfance, nous ne sommes jamais partis en vacances hors des frontières helvétiques…

JD: J’adorais partir en vacances avec mes parents, chaque été. Mais lorsque j’avais 15 ans, mon petit ami est décédé. Je crois que cela a déclenché en moi quelque chose qui n’a trouvé son terme que lors de ce voyage très particulier, qui m’a poussée à partir longtemps, et loin.

Que représente l’Amérique latine à vos yeux? Jessica, vous y avez passé presque un an, et Sarah de longs mois, notamment lors de votre expédition de 2006 le long de la cordillère des Andes…

SM: Je pense immédiatement au vent, qui était tout le temps présent, et aux couleurs incroyables du ciel. Et à une petite main qui un matin a déposé trois pommes rouges devant ma tente, à 3500 mètres d’altitude, là où rien ne pousse. Un trésor à cette hauteur, quand on pense qu’elles venaient de tout en bas dans la plaine! Je me sens plus proche de l’Amérique latine que de la Chine, c’est certain. J’ai le cœur latin. Là-bas ils te prennent dans leurs bras, ils sont émouvants, chaleureux, ils oublient les codes culturels, ils partagent. Il n’y a pas de barrière entre toi et les gens que tu rencontres sur les plateaux des Andes.

JD: J’ai choisi d’aller en Amérique latine parce que j’aime la langue espagnole que j’ai apprise au collège. C’est aussi la nature, à mes yeux. Je voulais me confronter aux espaces sauvages, aux animaux de ce continent. J’ai choisi comme option au collège la biologie, et la biodiversité a toujours été un gros centre d’intérêt pour moi. Du coup, j’ai visité des réserves naturelles, en commençant par la Patagonie qui a une université qui étudie la biodiversité. En matière de nature, je n’oublierai jamais les chutes d’Iguazú, à la frontière entre l’Argentine et le Brésil. Quelle puissance, quelle féerie! Mais l’Amérique latine, ce sont aussi les enfants. J’ai travaillé avec des associations qui s’occupent d’enfants des rues, orphelins, et quelles rencontres! Je me souviendrai toute ma vie de ce petit Eric, qui vivait dans la rue et venait parfois à l’orphelinat, si drôle et rigolo, qui un jour s’est mis à me raconter son histoire terrible en pleurant toutes les larmes de son corps. Ces enfants m’ont tellement donné. Je suis encore émue lorsque je pense aux sourires sur leurs visages, à leurs regards malicieux, aux moments où je les voyais jouer, s’amuser et éclater de rire entre eux.

Toutes deux, vous êtes des femmes blanches voyageant seules. Est-ce un problème parfois?

SM: Mon dernier voyage à pied, et plus particulièrement à travers la Mongolie, la Chine et l’Australie, m’a renvoyée ma condition de femme blanche seule en plein visage. En Mongolie, par exemple, une femme hors de la yourte, c’est contre nature. Je faisais peur, je suscitais de l’hostilité. D’autant plus qu’une légende dit que, lorsqu’on rencontre une femme blanche seule qui marche dans le désert, de mauvaises nouvelles sont attendues. En Chine, à la campagne, une femme seule peut souvent être interprétée comme étant une prostituée. Même en Australie, dans les zones très isolées de l’outback, une femme seule doit être très vigilante. J’ai développé des techniques parfaites pour passer inaperçue, pour me cacher, me déguiser en homme, me déplacer la nuit s’il le faut, trouver des endroits sûrs, effacer mes traces… La plus grande force, c’est l’observation. En marchant des mois dans la nature, je retrouve mes sensations animales et je me lave de mes repères d’humain. Il ne faut surtout pas avoir une arme, elle se retourne souvent contre vous et vous donne un faux sens de sécurité. A part peut-être un spray au poivre…

JD: Je n’ai heureusement jamais dû me cacher en Amérique du Sud! Mais on se sent vite mal à l’aise lorsqu’on arrive dans de petits hôtels où il n’y a que des hommes parce que ce sont des régions très peu touristiques. Il faut savoir garder une contenance, expliquer ce qu’on fait seule. J’étais perçue comme le serait un riche colon, hélas. Les hommes que je croisais ne voyageraient jamais par simple curiosité. Du coup, il était parfois difficile d’avoir des rapports naturels.

Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Vous êtes d’accord?

SM: Evidemment! Il faudrait même rendre le voyage obligatoire pour tous les jeunes! Cette errance programmée est une vraie école de vie. L’école ne nourrit que l’intellect. Le voyage seul permet de se confronter au monde, aux autres cultures, de s’enrichir au contact de l’autre, de se connaître mieux soi-même. Mais surtout de développer l’empathie, le respect et la compréhension des différences qui habitent chaque coin de la planète.

JD: Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je n’aime pas le côté malsain du Blanc privilégié qui va à la rencontre de l’indigène qui, lui, ne ferait jamais ce genre de voyage, faute de moyens mais aussi parce qu’il n’en voit pas l’utilité.

SM: En marchant, l’approche est différente qu’en arrivant en véhicule 4x4. Peu importe l’endroit, les indigènes reconnaissent dans ma démarche une recherche profondément ancestrale. J’ai croisé de nombreux pèlerins, des gens qui marchaient sur de longues distances, des gens à cheval qui parcouraient le monde depuis des années. La marche est d’abord une démarche philosophique, d’où que l’on soit. Ensuite, on s’en donne les moyens, même s’ils sont dérisoires. Au début aussi j’avais l’impression d’être Pizarro arrivant chez les Incas, avec toute cette culpabilité héritée de notre passé européen conquérant. Puis l’expérience et l’étude des cultures, le respect des populations locales permettent de comprendre que tous les humains sont faits pareils et que nous sommes tous reliés.

Votre prochain rêve à toutes deux?

SM: Je vais réaliser un vieux rêve, celui de partir marcher et explorer sans un sac de 30 kg sur le dos. Je pars en juin 2015 pour quatre mois dans les Kimberley, une région isolée et impénétrable du nord-ouest de l’Australie. Jungle, crocodiles, falaises, savane: j’irai là-bas munie d’une machette, d’une fronde et d’une sarbacane. Je vais devoir chercher ma nourriture chaque jour sous forme d’insectes, de végétaux, de mollusques et d’autres techniques de survie que j’ai déjà pratiquées. Une expédition qui s’annonce intense. Mais, après vingt-trois ans d’expérience, je me sens prête pour un tel défi, encore un peu plus hors de ma zone de confort.

JD: J’ai envie de faire de la marche, comme Sarah. Je me rends compte qu’à pied on est beaucoup plus proche à la fois de la nature et des gens. Je commencerai par aller en Corse l’été prochain. Mais mon long périple de presque un an l’année dernière a rempli sa fonction. Pour le moment, je ne souhaite pas repartir pour longtemps. Je sais ce que j’ai envie de faire dans la vie maintenant.


Le Prix des Voyages Extraordinaires désormais romand

Comment, au XXIe siècle, lorsqu’on est la banque genevoise Lombard Odier, rendre hommage à l’esprit d’aventure propre à Jules Verne, qui a eu l’amabilité de vous mentionner dans l’un de ses romans, en l’occurrence De la Terre à la Lune, parmi les souscripteurs à l’expédition imaginaire De la Terre à la Lune? En créant, quelle bonne idée, via sa fondation présidée par Thierry Lombard, un Prix des voyages extraordinaires destiné à encourager les jeunes à partir à l’aventure autour du monde et à réaliser le périple de leurs rêves. De genevois à sa création en 2000, il prend dès cette année et pour sa 16e édition une dimension romande, puisque ce sont les jeunes en dernière année de scolarité postobligatoire (étudiants et apprentis) de tous les cantons romands, grâce à un partenariat avec la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), qui peuvent déposer leurs projets de voyage d’ici au 12 janvier 2015. Au final, cinq d’entre eux seront primés au printemps 2015 lors d’une cérémonie au Salon du livre de Genève.

Au-delà de la présence d’une marraine en la personne de Sarah Marquis, le Prix des voyages extraordinaires a également lancé un carnet de voyage sur le site du prix et une page Facebook. Ces rendez-vous électroniques ambitionnent de restituer les pérégrinations des jeunes sous la forme de textes, de photos, de vidéos et de dessins. La naissance de ce volet multimédia va donner lieu à une initiation aux nouveaux médias, proposée par la CIIP à la classe de chacun des lauréats de l’édition 2015. Un livre illustré commémorant les quinze ans du prix est paru ce printemps. Disponible sur le site, il regroupe les récits d’une dizaine des 70 lauréats précédents.
www.prixdesvoyagesextraordinaires.ch

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Lea Kloos
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