Eclairage. Le cinéaste Mike Leigh raconte les dernières années du peintre anglais dans un biopic montrant à la fois sa grande modernité et sa personnalité ambiguë. Rencontre.
Stéphane Gobbo
Si Mike Leigh a décidé de faire du peintre anglais William Turner (1775-1851) un personnage de cinéma, c’est parce qu’il savait qu’il pourrait tirer parti de la dichotomie de son compatriote. Car Turner, c’est d’un côté «un peintre à l’esthétique poétique et visionnaire», dit-il, et de l’autre «un homme vulnérable, excentrique et plein de conflits». Bref, une figure complexe, artiste révolutionnaire mais être humain rustre, à même de transcender l’exercice souvent stérile du biopic, ces films biographiques qui souvent empestent l’encaustique, et se contentent de survoler une vie sans rien véritablement approfondir.
Art de l’immobilité, de l’instant figé pour l’éternité, la peinture a souvent été un défi pour les cinéastes. Dans Mr. Turner, Mike Leigh parvient à parfaitement montrer la modernité du coup de pinceau de l’artiste, sans pour autant tendre vers une approche documentaire. Il y aborde son profil psychologique par petites touches, filmant de menus gestes et de subtils regards, des silences et des borborygmes, plutôt que de grandes déclarations. C’est tout l’art des grands cinéastes que de se concentrer sur des détails là où tant d’autres usent d’une mise en scène lourdement démonstrative. Il faut dire que Mike Leigh est aussi parfaitement épaulé par Timothy Spall, justement récompensé au dernier Festival de Cannes pour son interprétation plus physique que cérébrale de Turner.
Peintre pour boîtes de biscuits
Rencontré sur la Croisette à quelques heures de la première mondiale de son film, Mike Leigh explique avoir usé de faits historiques avérés pour bâtir un film personnel, à la narration souvent très libre, et se concentrer sur les dernières années du peintre. Afin de mieux ancrer son récit dans une réalité historique, tout en portant une attention toute particulière aux dialogues, il a en marge effectué de nombreuses recherches qui l’ont même amené à lire ou à relire des classiques de la littérature anglaise du XIXe siècle. Mais aussi loin qu’il s’en souvienne, la modernité de Turner ne l’a pas toujours ébloui.
«Lorsque j’étais jeune, William Turner et John Constable étaient pour moi des artistes de paysages ennuyeux, dont on voyait les œuvres sur des boîtes de biscuits ou de chocolats. Vers l’âge de 14 ans, je m’intéressais à Picasso et aux impressionnistes, et j’aimais même Salvador Dalí, une maladie dont j’ai heureusement guéri. Avec mes camarades, on croyait vraiment que les surréalistes étaient géniaux… Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai commencé à étudier l’histoire de l’art, que Turner a graduellement commencé à faire partie de moi. J’ai appris à connaître sa peinture et à l’aimer au fil des années, avant de me rendre compte qu’il avait quelque chose de profondément cinématographique. J’ai ensuite découvert l’homme. L’idée d’un film est devenue inévitable.»
Comprendre l’être humain
Turner crachant sur ses toiles ou amusant la Royal Academy en retouchant une toile à la dernière minute, Turner troussant la bonne et répudiant ses propres filles, Turner fuyant les mondanités londoniennes et préférant offrir ses toiles à la nation britannique plutôt que de les vendre à un riche collectionneur: le film souligne bien l’ambiguïté de l’artiste, son génie et sa démesure, qui en ont fait quelqu’un de parfois désagréable mais aussi de précurseur, et par conséquent d’insaisissable. «Vers la fin de sa vie, on le considérait comme fou. Si l’on se place dans la perspective du milieu du XIXe siècle, on ne pouvait pas comprendre sa peinture, explique Mike Leigh. Pour nous qui avons traversé le XXe siècle, et qui connaissons notamment l’impressionnisme, qu’il a en quelque sorte anticipé, il est plus facile de l’appréhender. Ce que j’ai voulu faire, c’est permettre au spectateur de comprendre l’être humain qu’était Turner.»
A travers une mise en scène très fluide, une narration osant les ellipses et de belles ruptures de rythme, on s’arrête parfois longuement sur des moments anecdotiques avant de passer plus rapidement sur des étapes essentielles. Mike Leigh livre un portrait très vivant que son fidèle chef opérateur Dick Pope sublime à l’aide d’une photographie éclairée comme les tableaux du maître. Et il y a donc Timothy Spall, dont c’est la septième collaboration, télévision et théâtre compris, avec le réalisateur. « Comment je l’ai dirigé? Mais je ne l’ai pas dirigé! Les acteurs ne font de toute manière jamais ce que je leur demande. Les films dans lesquels ils obéissent au metteur en scène sont d’ailleurs souvent des films morts. C’est peut-être une généralisation, mais je m’y tiens. Un acteur comme Tim Spall est intelligent, créatif et plein de ressources. C’est un artiste. Mon travail consiste simplement à lui donner quelque chose à jouer. A lui ensuite d’amener sa compréhension du personnage.»
«Mr. Turner». De Mike Leigh. Avec Timothy Spall, Dorothy Atkinson et Marion Bailey. Grande-Bretagne/France/Allemagne, 2 h 29. Sortie le 3 décembre.
Le râleur haut en couleur
Toiles. Personnage rugueux à la Dickens, mais aussi fasciné par la lumière et le mouvement, William Turner offre un sujet parfait à l’écriture cinématographique.
Luc Debraine
Pour le cinéma, John Mallord William Turner offre une personnalité irrésistible. D’abord parce que son art est cinétique, chromatique, fasciné par une lumière sans cesse changeante, aux fondus enchaînés capturés avec maestria. A preuve l’une des peintures les plus frappantes de l’actuelle rétrospective des œuvres tardives du maître à la Tate Britain. Pluie, vapeur et vitesse est une époustouflante huile de 1844 décrivant un train filant sur un pont par mauvais temps. N’ayons pas peur de l’anachronisme: c’est une scène d’ouverture de film à la David Lean. La machine menaçante surgit de l’arrière-plan brumeux pour se précipiter vers le spectateur. On entend le vacarme de la locomotive, l’illusion du mouvement est parfaite. Un drame à grand spectacle, en l’occurrence celui de la révolution industrielle, s’apprête à se jouer sous nos yeux.
Turner, c’est aussi un personnage à la Dickens, l’autre démiurge artistique du XIXe siècle britannique. Un archétype du Londonien rustre, grande gueule, cassant, laid, petit, hirsute, fagoté comme l’as de pique, mais aussi d’une intelligence coupante, parfois mélancolique, toujours sprirituelle. Bref, une sorte de synthèse positive de Pickwick, Scrooge, Uriah Heep et Fagin, un pinceau à la main. Parfait pour une caméra, comme l’ont été maintes fois les caractères à la fois comiques et inquiétants d’Oliver Twist, de David Copperfield ou des Grandes espérances.
Turner n’était pas avare des grands faits héroïques qui nourrissaient sa propre légende de maître de l’art. Son duel pictural à la Royal Academy avec John Constable, évoqué dans le film de Mike Leigh, est attesté. En revanche, bien plus d’incertitudes pèsent sur l’épisode du mât, lui aussi décrit dans le film. Un jour, Turner aurait à sa propre demande été attaché au mât d’un navire pris dans une tempête, histoire de mieux voir les forces naturelles à l’œuvre. L’exposition Late Turner à Londres indique que cet épisode fameux est sujet à grande caution. Mais peu importe la réalité des faits: c’est une autre scène incontournable de l’épopée du plus grand peintre britannique de l’histoire, incarnation du génie insulaire pour le paysage, la lumière et le mouvement. Moteur!
«Late Turner». Londres, Tate Britain. Jusqu’au 25 janvier.