Les passeurs d’arts. Comme le montrent les expositions de La Chaux-de-Fonds et de Paris, la collaboration entre Blaise Cendrars et Sonia Delaunay a été un moment fondateur de l’avant-garde artistique.
Ces deux-là se rejoignent d’abord par l’hommage tardif que leur rendent leurs villes respectives. En 2012, Cendrars n’a pas pesé lourd face à Le Corbusier lorsqu’il s’est agi de célébrer les 125 ans de leur naissance à La Chaux-de-Fonds. D’autant plus que la même année correspondait aux 100 ans de Louis Chevrolet, lequel a désormais droit à un monument dans la ville neuchâteloise, ce qui n’est pas le cas pour l’écrivain-poète. «Sans contradictions, il n’y a pas de vie», a-t-il philosophé un jour.
Deux ans plus tard, voici une magnifique exposition Cendrars au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. Elle détaille moins l’écrivain que le passeur d’arts: peinture, musique, cinéma, graphisme, ballet, publicité ou art africain. Soit une dimension moins connue que celle du prosateur bourlingueur.
L’œuvre de Sonia Delaunay (1885-1979), lui aussi, n’est reconnu à sa juste valeur que sur le tard dans sa ville, Paris. Sa dernière exposition remontait à 1967 dans le même Musée d’art moderne qui l’accueille aujourd’hui, avec une impressionnante rétrospective (400 pièces). Elle était une femme dans un milieu d’hommes, l’épouse d’un peintre plus célèbre qu’elle (Robert Delaunay) et une touche-à-tout qui ne faisait pas de différence entre l’art et les arts appliqués.
Comme Cendrars, précisément. Il n’est pas étonnant que l’une et l’autre aient œuvré de concert, ensemençant leurs propos grâce à leur travail commun. Même si l’on sent bien que l’esprit le plus fécond, celui qui prenait la braise sous la cendre, la sienne comme celle des autres, au point de se renommer «Cendrars», était du côté du Neuchâtelois plutôt que de la Parisienne.
Ils s’étaient rencontrés chez Apollinaire. Les Delaunay travaillaient alors sur leur théorie du simultanéisme, construit à partir du contraste simultané des couleurs. Cendrars prêtait l’oreille à des termes comme «synchrome» (comme l’addition de synchrone et du chromatisme). Sonia Delaunay, née Sara Stern, élevée en Russie avant de partir pour Karlsruhe puis Paris à 18 ans, était une émigrée polyglotte. Lui aussi. Vite complices, ils parlaient ensemble aussi bien russe que français. Elle conçoit avec des papiers de couleur la reliure de son poème fondateur, Les Pâques à New York, qui l’a fait entrer de plain-pied dans l’avant-garde parisienne. Comme Apollinaire, ils cherchent une langue nouvelle, internationale et se lancent dans une œuvre à deux, le premier livre d’artiste de l’histoire.
L’émotion du verbe et de la couleur
C’est la fameuse Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. On connaît la réplique de Cendrars à la personne qui lui demandait s’il avait vraiment emprunté le Transsibérien alors qu’il vivait en Russie, apprenti joaillier à Saint-Pétersbourg: «Qu’est-ce que cela peut vous faire, puisque je vous l’ai fait prendre.» Sonia Delaunay n’illustre pas le poème: elle le traduit dans sa propre langue colorée, poussant le principe simultané à son extrême. Elle répond à l’émotion du verbe par celle de la couleur, élaborant avec Cendrars un chant à deux voix.
Les expositions de La Chaux-de-Fonds et de Paris montrent toutes deux de rares exemplaires de cet exceptionnel ouvrage, long de deux mètres, dont le tirage cumulé (150 exemplaires avant d’être ramené à 60) devait atteindre la hauteur de la tour Eiffel, le symbole de la modernité. Elles montrent de même les publicités conçues par Sonia Delaunay pour le livre-œuvre d’art, réalisées comme lui au pochoir. Ils concevront ensemble d’autres travaux publicitaires, certains sans lendemain comme une campagne pour les montres Zenith. Un poème de Cendrars figurera dans le catalogue réalisé par Sonia Delaunay à l’occasion d’une exposition de l’artiste parisienne à Stockholm. Ils travailleront encore à des projets comme les costumes et la peinture du Bal Bullier, célèbre à Montparnasse avant la guerre de 14.
Puis la relation se distendra. Peut-être que Cendrars reprochait aux Delaunay d’avoir fui la France pendant la guerre, alors que lui s’était engagé volontaire, perdant le bras droit au passage de balles allemandes. Surtout, cet individualiste s’intéressait à l’énergie créative des débuts. A peine le feu allumé qu’il portait la braise sur d’autres rivages. Il n’y a peut-être qu’avec Fernand Léger qu’il a eu une collaboration suivie, Léger qui avait comme lui combattu dans les tranchées. Mais, même bref, le combat pour le renouveau de l’art mené par Blaise Cendrars et Sonia Delaunay reste un moment fulgurant du siècle dernier.
«Blaise Cendrars au cœur des arts». La Chaux-de-Fonds, Musée des beaux-arts. Jusqu’au 1er mars 2015. «Sonia Delaunay». Paris, Musée d’art moderne. Jusqu’au 22 février 2015.