Critique. Gérard Depardieu a confié sa vie à l’écrivain Lionel Duroy, qui en fait dans «Ça s’est fait comme ça» un livre bouleversant.
Autant le savoir: en reposant ce livre, après en avoir lu les dernières lignes dans lesquelles Depardieu s’adresse à ses enfants vivants – Julie, Roxane, Jean – et aux enfants de ses enfants, et leur dit, en leur parlant de quand il ne sera plus là: «Tu boiras mon vin, mon chéri, mon amour, et en le buvant tu te rappelleras mon rire, mon gros rire de paysan, hein? Et combien j’ai aimé la vie», vous ne pourrez que l’aimer, Depardieu. Vous ne pourrez que ressentir une envie furieuse de le consoler, de l’admirer, de reconnaître qu’on se trompe sur tout à son propos, de le laisser vous bousculer et se moquer de vos conforts, de tout lui pardonner, tant son parler vrai, tant la préhistoire de sa vie publique absout tous ses péchés de chair, de vanité ou de démesure en se résumant à un mot dont il a fait bon usage, liberté.
De la grand-mère à Poutine
Ça s’est fait comme ça commence dans les toilettes de l’aéroport d’Orly, où sa grand-mère était dame pipi, et se termine en Russie, où Depardieu a trouvé un frère en la personne de Poutine et des paysages à la démesure de son âme de pèlerin russe. Entre deux, par épisodes à peine croyables, défilent le Berry et Châteauroux, l’enfance dans une baraque qui «puait le pauvre» entre le Dédé et la Lilette; le curé et le maître d’école qui le chassent, les gendarmes qui l’éduquent; les Américains qui installent une base militaire dans sa ville en 1955, sa «chance»; le psy de la prison où il est tombé pour vol de voiture qui lui dit qu’il a des mains de sculpteur et qui, par ces mots, change sa vie; l’arrivée à Paris, en 1965; les cours de théâtre chez Jean-Laurent Cochet, le premier à croire en lui et à lui apprendre à parler; Les valseuses, en 1974, qui déclenchent tout le reste. Elisabeth, Carole, Karine: les femmes de sa vie défilent, sans qu’il ne se soit jamais senti marié.
Depardieu n’a pas écrit ce livre. Les Editions XO ont eu l’idée géniale de lui fourrer dans les pattes l’écrivain Lionel Duroy, dont on se souvient qu’un procès l’a opposé en 2011 à son fils Raphaël parce que, dans Colère, il racontait leurs conflits violents et qu’il a retiré son nom du livre fait pour Rachida Dati parce qu’elle avait tracé tout ce qui ne ressemblait pas à des banalités.
Autobiographe des stars – Vartan, Bigard, Betancourt, Mouskouri –, il est aussi et surtout l’auteur d’une œuvre radicale qui l’a brouillé avec toute sa famille. Commencée avec Priez pour nous en 1990, il a entrepris de raconter minutieusement sa vie: père aristocrate désargenté, mère catholique neurasthénique, neuf frères et sœurs, déscolarisation, effondrement familial.
Tripal
Depardieu, c’est son client idéal. Prêt comme lui à tout lâcher, à ne rien retenir, autant pour emmerder son monde que parce qu’il n’a jamais cessé d’être vrai dans sa vie et qu’il faut qu’on le sache. Avant qu’il ne meure et qu’on ne retienne de lui l’image d’un gros type plein aux as faisant depuis la Belgique un doigt d’honneur au fisc français. Porte-plume mais jamais nègre, Duroy a rencontré en Depardieu son alter ego, lâchant qu’il faisait les poches des étudiants soixante-huitards endormis dans les amphis de la Sorbonne, qu’à 10 ans il faisait le petit mignon chez les forains pour gagner trois sous, que sa mère a voulu le faire passer avec des aiguilles à tricoter et que toute son enfance, il n’a entendu que cela: «Dire qu’on a failli te tuer!»
Lionel Duroy a vu Depardieu chez lui, rue du Cherche-Midi à Paris, pendant trois mois. Depardieu parle, ne répond à aucune question. Duroy enregistre. Un soir, il sait qu’il faut arrêter de faire parler Depardieu, que, question intimité, il a mis ses tripes à l’air, qu’aller plus loin ferait des ravages. Duroy part écrire dans sa maison du Ventoux, envoie le livre à Depardieu, qui ne change pas une virgule.
C’est rare, un livre qui arrive à dire l’indicible, à faire avec des mots ce que peuvent parfois faire des images, des sons, des musiques. C’est rare, un livre vivant, avec de la chair et une âme. Ça s’est fait comme ça est ce livre.
«Ça s’est fait comme ça». De Gérard Depardieu. Avec Lionel Duroy. XO Editions, 172 p.