Beaux-arts. Tout pourrait différencier les actuelles rétrospectives Rembrandt, Turner et Constable dans la capitale britannique. Au contraire, elles dialoguent pour dire le génie de ces trois monstres.
Luc Debraine Londres
Rembrandt, Turner, Constable. Ce trio de grosses expositions monographiques cet automne à Londres semble attendu, bien dans la ligne de l’actuelle offre culturelle des grandes capitales de l’art. Pourtant, à visiter ces trois expositions dans la foulée, donc à les prendre comme une proposition commune, il se passe quelque chose d’inattendu. Alors que leur simultanéité est le fruit du hasard, et que tout paraît les différencier, elles dialoguent les unes avec les autres, se relancent et s’éclairent réciproquement. C’est une expérience assez unique qui ne se reproduira pas de sitôt.
Elles fonctionnent plutôt par paires, Rembrandt-Turner d’un côté, Turner-Constable de l’autre. Même si le maître hollandais est aussi à l’honneur dans la rétrospective Constable, précisément consacrée à la formation et aux influences du grand paysagiste britannique. Le parti pris des expositions Rembrandt et Turner est de se concentrer sur les dernières années créatives de ces deux colosses de l’art. La bonne cinquantaine atteinte, après une vie de succès, commandes et honneurs, le Hollandais et l’Anglais connaissent alors un déclin critique et économique. Lequel, au lieu de les décourager, les encourage à faire feu de tout bois, à pousser à bout leur technique, à innover, à radicaliser leur quête de l’impossible. Soit rendre la complexité et la richesse de l’expérience humaine pour l’un, déchiffrer le mystère de la lumière et de la couleur pour l’autre.
Tropisme de l’Œuvre tardive
Les dernières périodes des grands peintres ont été récemment réestimées par l’histoire de l’art. Elles correspondent souvent à des moments de liberté créative où, la bride lâchée, le peintre revisite sa propre œuvre en l’orientant vers des rivages inexplorés. Il ose tout, quitte à peindre avec les doigts comme Titien, ou à relever le sismographe de sa pensée déclinante comme Dubuffet. Ce sont des instants de dilution des acquis autant que de profondes remises en question. Cette réévaluation des ultimes manières des artistes importants peut aussi aboutir à une surévaluation. A l’exemple de l’actuelle rétrospective Gustave Courbet à Genève, dont la période finale de l’exil en Suisse n’est pas aussi intéressante que voudrait nous le faire croire l’exposition.
En revanche, Rembrandt: The Late Works à la National Gallery et Late Turner à la Tate Britain remplissent leurs promesses. Ces deux-là, à deux siècles d’écart, ont été au sommet de leur art à la fin de leur existence. Jamais ils n’avaient atteint un tel niveau de maîtrise, jamais ils n’avaient eu autant d’énergie, de courage, de bonne perception des problèmes picturaux auxquels ils étaient confrontés.
Malgré ce qui vient d’être dit, s’il n’y avait qu’une exposition à voir par ces temps de feuilles mortes à Londres, c’est bien celle de Rembrandt. L’amateur d’art n’est pas près de revoir un tel ensemble de chefs-d’œuvre tardifs (40 peintures, 20 dessins, 30 estampes), tant les difficultés sont désormais grandes pour obtenir des prêts. La National Gallery a toutefois pu compter sur la généreuse collaboration du Rijksmuseum d’Amsterdam et d’autres institutions dans le monde. Certaines toiles ne voyagent d’habitude pas, comme l’époustouflante Conspiration des Bataves sous Claudius Civilis, conservée à l’Académie royale de Stockholm, si libre dans son traitement, si impertinente dans sa description du roi des Bataves en vieil homme borgne. L’entrée en matière est vertigineuse: cinq autoportraits tardifs de Rembrandt contemplent le visiteur droit dans les yeux, le mettant au défi de se regarder, le moment venu, avec une telle franchise quant à l’épreuve de l’âge. Cette honnêteté, cette sensibilité, cette émotion diffusent de partout. Avec intelligence, l’exposition n’avance pas par ordre chronologique; elle prend son élan vers 1655, alors que Rembrandt atteignait les 50 ans. Elle choisit plutôt une série de thèmes: l’autoportrait, la lumière, la technique expérimentale, l’émulation, l’observation de la vie quotidienne, les conventions artistiques, l’intimité, la contemplation et la réconciliation. Elle s’achève avec la dernière peinture sur laquelle Rembrandt travaillait au moment de sa mort en 1669, Siméon avec l’enfant Christ au temple, allégorie sur l’acceptation de sa propre finitude.
Furie expressive
A la Tate Britain, la rétrospective des œuvres tardives de J. M. W. Turner est aussi ample que celle de Rembrandt est concentrée. Il y a à vrai dire trop de toiles, aquarelles et dessins (près de 200!) dans cette présentation ambitieuse de la furie expressive du peintre à la fin de sa vie. Mais le spectacle offert par le maître bougon est superbe. Ses ultimes compositions religieuses, et marines, ainsi que ses paysages sont célèbres pour leur glissement vers l’abstraction et la sensation pure de la lumière, prémonition de l’impressionnisme. Comme est révolutionnaire son approche de la modernité avec sa description de la révolution industrielle, incarnée dans Pluie, vapeur et vitesse, extraordinaire évocation d’une locomotive filant sur un pont. Ailleurs, les tourbillons de mer, de feu et de nuées disent l’éternelle rotation du grand cycle de la nature. Peu importe qu’à son époque les critiques comme «Chromomanie!» ou «On n’y voit rien!» fusent, Turner multiplie les audaces, les formats, les manières de jeter la matière sur la toile ou le papier, de figurer encore et encore le Rigi dans la brume ou la Dent-d’Oche. Les compositions suisses se taillent d’ailleurs la part du lion dans cette grandiose exposition, affirmant la passion qu’avait Turner pour le pays. Tout se passe comme si le peintre y avait trouvé le secret de son alchimie lumineuse.
Le coup de la bouée
Un jour de 1832, Turner tombe à la Royal Academy sur le grand panorama du pont de Waterloo à Londres par John Constable. Les deux sont contemporains et se disputent le rang de meilleur peintre britannique. Ils ne s’aiment guère. Après avoir découvert la composition lumineuse de Constable, qui lui a demandé dix ans de labeur, Turner s’approche de sa propre toile exposée à la Royal Academy. C’est une marine sombre, presque monochrome. Soudain, il s’empare d’un pinceau et y ajoute une bouée rouge vif dans les flots. Tout est dit en un instant, avec une économie de moyens définitive. Constable, déconfit, dira simplement: «Turner est venu et il a tiré un coup de canon!» (La scène est évoquée dans le Mr. Turner de Mike Leigh qui sortira en salle en décembre.)
Constable: The Making of a Master au Victoria and Albert Museum montre bien sûr en point d’orgue le pont de Waterloo du paysagiste, avec d’autres chefs-d’œuvre comme ses vues de la cathédrale de Salisbury. Au démiurge du déluge qu’est Turner, Constable répond par sa recherche de la vérité de la nature, en réaliste avant l’heure. L’exposition, un peu pesamment didactique, et à l’accrochage banal, montre les origines de sa maîtrise technique. Ses influences, ses maîtres (Rembrandt!), ses années de formation, sa manière de réaliser des esquisses in situ puis de les transfigurer en atelier (Turner!). C’est intéressant, plein de maestria, mais soudain un peu fade par rapport à l’éblouissement provoqué par son rival de toujours.
Les trois expositions incontournables De Londres
Les œuvres tardives de Rembrandt à la National Gallery et celles de Turner à la Tate Britain, le parcours artistique de Constable au Victoria and Albert: la capitale britannique peut s’enorgueillir cet automne de trois rétrospectives événements.
01«Rembrandt: The Late Works» L’exposition de la National Gallery part du principe que les dernières années du maître du siècle d’or hollandais sont celles qui l’ont défini comme artiste. Elle propose 40 peintures, 20 dessins et 30 gravures des années 1650 à 1669, année de la mort de Rembrandt à l’âge de 63 ans. Malgré des revers professionnels et personnels, le peintre a trouvé une énergie nouvelle pour chercher une manière encore plus expressive et sensible qu’auparavant. Pour la curatrice de l’exposition, Betsy Wieseman, «même trois siècles et demi après sa mort, Rembrandt continue de nous surprendre et de nous séduire. Ses inventions techniques, sa profonde compréhension des émotions humaines sont aussi fraîches et pertinentes qu’elles l’étaient au XVIIe siècle.» L’ensemble, organisé par thèmes, propose des œuvres fameuses comme La mariée juive, dont Van Gogh disait qu’il aurait donné dix années de sa vie pour l’avoir chez lui pendant quinze jours, avec juste un bout de pain sec à manger. L’exposition comprend également une série d’autoportraits, des scènes de genre (Les syndics), des compositions bibliques ou historiques, des paysages, des descriptions de cours d’anatomie…
National Gallery, Londres. Jusqu’au 18 janvier 2015. www.nationalgallery.org.uk
02«Late Turner» «La peinture libérée»,sous-titre l’ambitieuse (presque trop avec ses 200 œuvres) exposition de la Tate Britain au bord de la Tamise. Elle se focalise sur les seize dernières années de la vie de J. M. W. Turner, depuis 1835, alors qu’il venait d’avoir 60 ans. C’est l’époque de ses toiles les plus audacieuses, ces maelströms de couleurs et de lumière qui tendent vers une abstraction qui n’existait pas encore dans la peinture occidentale. C’est aussi le temps de ses derniers voyages, en particulier en Suisse, qu’il aimait sillonner en tous sens, de Bellinzone à Schaffhouse ou au lac de Constance. Ses aquarelles exquises et dessins réalisés en vitesse sur place restent remarquables par leur économie de moyens et leur force expressive. L’exposition propose même ses carnets de voyage, dont celui consacré au Rhin et à Lausanne (1841‑42).
Tate Britain, Londres. Jusqu’au 25 janvier 2015. www.tate.org.uk/visit/tate-britain
03«Constable: The Making of a Master» Le Victoria and Albert Museum rend hommage à l’un des artistes préférés de l’Angleterre, célèbre pour ses évocations parfaites du paysage insulaire (tout à son admiration, l’exposition ne retient pas la fascination qu’avait Constable pour la fange, la boue, l’humidité terreuse…). Le propos inclut des œuvres des inspirateurs de Constable comme Rembrandt, Ruisdael, Rubens ou Le Lorrain. L’exposition montre aussi l’incroyable travail préparatoire de ses grands chefs-d’œuvre, de l’esquisse sur le motif aux réalisations finales en atelier. «Chercher la vérité a posteriori», disait John Constable, lequel passait des mois, parfois des années sur ses compositions picturales, certaines monumentales. L’exposition inclut enfin les gravures tirées de ses œuvres ou les copies parfaites que Constable effectuait de ses grands prédécesseurs.
Victoria and Albert Museum, Londres. Jusqu’au 11 janvier 2015. www.vam.ac.uk