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Mieux voir Duchamp en peinture

Jeudi, 16 Octobre, 2014 - 05:58

Not a ready-made. Héros de l’art d’hier comme de celui d’aujourd’hui et de demain, l’artiste iconoclaste (1887-1968) a droit à une exposition qui ne considère que sa peinture, lui qui prétendait l’avoir tuée.

Luc Debraine Paris

De quoi Marcel Duchamp est-il aujourd’hui le nom? La figure même de l’artiste subversif, cérébral et caustique, parfait pour la lourde année 2014 comme il l’était pour l’encore plus pesante année 1914. Il est adoré comme jamais par les jeunes générations de créateurs. Julien Doré s’est fait tatouer son nom sous la clavicule gauche. Rien que dans les musiques actuelles, un groupe français s’est baptisé Rrose Sélavy (personnage fictif inventé par Duchamp) et un combo genevois a choisi de se nommer l’Orchestre tout puissant Marcel Duchamp. Pour dire les choses autrement, l’inventeur du ready-made a été l’un des artistes les plus importants du XXe siècle – et l’homme le plus intelligent de ce même siècle, selon André Breton; il se pourrait bien qu’il en soit de même pour le XXIe.

D’où l’intérêt de l’actuelle exposition du Centre Pompidou: Marcel Duchamp, la peinture, même.

La peinture ultime

Ce drôle de «même» est une référence à la grande œuvre de l’artiste franco-américain, La mariée mise à nu par ses célibataires, même, aussi appelée Le grand verre. L’exposition démontre que c’est bien la pratique de la peinture qui a mené Duchamp à son œuvre ultime, laissée inachevée en 1923 après neuf ans de labeur intense. C’est en elle, cette peinture, que l’on peut lire le début, la complexité et la cohérence de ce parcours unique dans l’histoire de l’art. Et Le grand verre est-il autre chose que la peinture ultime, celle qui a tué le genre en pulvérisant ses acquis?

Marcel Duchamp, la peinture, même, bonne élève appliquée, déroule un fil chronologique perlé d’une bonne centaine de toiles, dessins, ready-made ou sculptures. La visite commence certes par les derniers dessins de Duchamp, tracés avant son décès en 1968. Des nus, des couples, des copies de Cranach ou Ingres, comme pour payer tribut au beau métier, comme pour insister une dernière fois sur l’essentielle érotisation du regard. Puis l’exposition s’élance avec les premières (mauvaises) caricatures du jeune Duchamp, avant ses ouvertures picturales à Manet, l’impressionnisme, Cézanne, les symbolistes, les fauves, les futuristes, enfin les cubistes.

«Tu m’emmerdes»

Tout est là, ou presque: Duchamp avait pris soin de documenter ses propres peintures et de les concentrer auprès d’un nombre réduit de collectionneurs et d’institutions. Sa succession, très rigoureuse, voire procédurière (lire ci-dessous), a procédé de même. Dommage toutefois que ce grand tableau des tableaux de Duchamp ne propose pas sa toute dernière composition picturale, Tu m’ (1918), condensé vertigineux de la production antérieure de l’artiste. Mais que l’Université Yale a refusé de prêter au Centre Pompidou. Le titre Tu m’ (pour Tu m’emmerdes) était bien trouvé.

C’est une exposition paradoxale: elle déçoit en même temps qu’elle passionne. Duchamp, et c’est sans doute l’une des raisons de son renoncement à la pratique, n’a pas toujours été un grand peintre. Il était même souvent médiocre, comme le suggèrent ses hideux nus fauves. La comparaison, dans la présentation, avec Emile Bernard, Arnold Böcklin, André Derain, Vassily Kandinsky, Francis Picabia ou Odilon Redon est sans appel. Trônent toutefois sur l’échiquier de Duchamp quelques chefs-d’œuvre ahurissants, à commencer par le Nu descendant un escalier (1912), à la fois cubiste et futuriste.

Mais l’exposition captive par le déchiffrement des sources multiples du grand homme, d’ordre artistique bien sûr, mais aussi technique, scientifique, romanesque ou poétique. Duchamp était une éponge qui absorbait tout, du plus trivial au plus raffiné, de la haute à la basse culture, de la théosophie de Steiner à la pratique de la perspective chez Dürer, des rayons X au rayon quincaillerie au BHV. Pénétrante, l’exposition rappelle l’influence de la poésie de Jules Laforgue dans le dialogue du texte et de l’image chez Duchamp. Ou sa passion fondamentale du jeu d’échecs, qui est «une mécanique, puisque cela bouge». Elle n’oublie pas de rendre hommage à la fratrie Duchamp, tous artistes, en particulier l’extraordinaire sculpteur Raymond Duchamp-Villon, trop tôt disparu.

L’accrochage du dernier étage du Centre Pompidou pense à tout, même à ce qui reste peu connu. A l’exemple de la défense par Duchamp du peintre cinglé Louis Michel Eilshemius, artiste américain, petit-fils du peintre neuchâtelois Louis Léopold Robert, dont le mauvais goût ravissait le futur concepteur du Grand verre. Celui-ci, tout au moins sa réplique fabriquée par le Suédois Ulf Linde, conclut comme de juste l’exposition, récapitulant les interprétations innombrables de ce qui reste comme la plus grande énigme de l’art moderne, si ce n’est contemporain.

L’on sort de cet itinéraire aux multiples bifurcations en se demandant si la démonstration n’est pas trop studieuse. A trop établir de causalités – la lecture de Raymond Roussel suggérant l’union du mécanique et du viscéral chez Duchamp, et ainsi de suite – on perd de vue que cet artiste était aussi un joueur qui n’aimait rien tant que le hasard. Lequel a toujours fait mauvais ménage avec le déterminisme, mais une excellente union avec la liberté.

Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 5 janvier.
www.centrepompidou.fr


La Kunsthalle Marcel Duchamp à Cully

C’est à la fois un projet artistique, un centre de recherche, une maison d’édition, une association sans but lucratif et un musée si minuscule qu’il est surnommé «la plus petite Kunsthalle du monde». En 2009, Stefan Banz et Caroline Bachmann, un couple d’artistes basé à Cully, à Lavaux, organise dans le village un symposium international consacré à la dernière œuvre majeure de Marcel Duchamp: Etant donnés: 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage. Une installation dont l’origine est précisément une chute d’eau à Lavaux, où Marcel Duchamp a passé des vacances juste après la Seconde Guerre mondiale.

La Kunsthalle Marcel Duchamp est une petite boîte dotée de fenêtres, illuminée la nuit et disposée sur un pied de métal au bord du lac, à l’aplomb de la maison de Stefan Banz et Caroline Bachmann. La galerie miniature accueille à intervalles réguliers des œuvres expressément conçues pour elle par des artistes du monde entier, comme autant d’hommages au genius loci, en l’occurrence Marcel Duchamp himself. L’association publie aussi de petits ouvrages très soignés – une quinzaine depuis 2009 – sur le travail de Duchamp ou sur des thèmes proches. Elle organise des expositions ou fait voyager la Kunsthalle, comme en Allemagne l’an dernier et sans doute à Pékin l’an prochain. L’ouvrage conçu après le symposium de 2009 à Cully trône en bonne place, à Paris, dans la librairie provisoire de l’actuelle exposition du Centre Pompidou.

Comme d’autres créateurs, éditeurs, musées ou épigones qui utilisent le nom et l’image de Marcel Duchamp, Stefan Banz et Caroline Bachmann ont eu affaire à la redoutable succession de l’inventeur du ready-made. Peu importe que Duchamp ait été le roi du recyclage, réemploi, détournement ou citation d’œuvres qui n’étaient pas les siennes: les affaires restent les affaires. Tout livre consacré à Duchamp doit verser des droits à la succession. Il en va de même pour les photos ou reproductions d’œuvres. Pour éviter des ennuis, l’association de Cully s’est renommée KMD Kunsthalle Marcel Duchamp, histoire de se démarquer de la Succession Marcel Duchamp. Cette gestion sourcilleuse de la postérité de l’artiste, où la succession est vue comme mesure du succès, aurait sans doute fait sourire le principal intéressé.

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The Philadelphia Museum Of Art / Art Resource / Scala, Florence
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