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Le «Titanic», mythe éternel ou usé jusqu’à la corde?

Jeudi, 9 Octobre, 2014 - 05:56

Débat. A la veille de l’ouverture de l’exposition «Titanic. De vrais objets, de vraies histoires» le 10 oct   obre à Palexpo, à Genève, «L’Hebdo» se demande s’il s’agit des derniers feux d’un mythe sur le déclin et commercialement surexploité ou, au contraire, si ce naufrage mémorable n’a pas donné naissance au plus éternel des mythes modernes, permettant des lectures sans cesse renouvelées.

Isabelle Falconnier

Pour. Le Titanic, c’est une mariée qui meurt pendant sa nuit de noces, une première fois qui est aussi une dernière, l’impossible devenu, en 3 secondes puis 2 h 40 d’agonie, possible. Je sais tout sur le Titanic, j’ai réalisé, enfant, deux exposés sur le sujet puis supervisé les exposés sur le sujet de chacun de mes enfants, j’ai lu tous les livres, regardé toutes les images, mais je n’en ai jamais assez. Je suis comme le reste de l’humanité: insatiable d’une histoire qui, comme un pot de Nutella entre les mains d’une boulimique, nourrit notre éternel besoin de pathos, fascinée et terrifiée, attirée comme un aimant par un événement qui en contient mille autres qui, tous, parlent de moi. De ce que j’aurais fait si j’avais été sur le Titanic, réputé insubmersible et qui, soudain, coule. De la vie qui peut s’arrêter d’une seconde à l’autre. De mon angoisse à devoir un jour choisir entre l’héroïsme et la survie.

Il y a peu de choses aussi simples et mystérieuses à la fois que le Titanic. C’est simple: un iceberg, le 14 avril 1912 à 23 h 40, qui heurte la coque d’un navire transportant 2200 personnes de Southampton à New York. A partir de là, tout est mystère, menant à la mort, ou à la survie. Aucune autre catastrophe n’a suscité autant de pages de journaux, de films, d’expositions, de commémorations, de rumeurs, d’argent dépensé pour retrouver une épave. Les trois sujets sur lesquels on écrit le plus aux Etats-Unis sont Jésus, la guerre civile, et le Titanic. Aucun autre événement ne suscite des comportements aussi démesurés: un milliardaire australien et un armateur chinois dépensent des milliards pour construire un Titanic 2. L’année du centenaire, une «croisière du souvenir» a suivi le même trajet que le Titanic avec des passagers en costume d’époque. Des pétitions s’opposant à ce que l’on boive du champagne sur les lieux d’un drame ont circulé – parce que l’on boit du champagne sur les lieux du drame. Un couple d’Américains s’est marié dans un bathyscaphe descendu dans les abysses où repose la carcasse du navire. Les légendes sur le Titanic ne cessent de circuler. En tête, celle d’un ouvrier mort emmuré dans la coque à cause du rythme effréné de la construction, et celle de la vengeance d’une momie transportée en soute pour un collectionneur américain.

Après le Titanic, an zéro du XXe siècle, il n’y a que le 11 septembre 2001, an zéro de notre ère, qui suscite cela. Le 11 septembre? Deux gratte-ciels indestructibles, symboles de la puissance dominante, 2200 personnes effacées de la surface de la terre après s’être vues mourir. Il y a un avant et un après Titanic, un avant et un après 11 septembre. La seule question valable n’est pas de savoir si l’on va aller voir l’exposition Titanic mais: de quoi le Titanic est-il le nom? Symbole de l’effondrement d’un monde ivre de luxe et de modernité, de la faillite morale d’un système social qui a vu les passagers de 1re classe afficher un taux de survie bien supérieur à celui de leurs homologues de 2e et 3e classes, il illustre notre fantasme de domination sur la nature, et l’échec programmé de cette course au gigantisme, à la vitesse, à la rentabilité que, dès les années 50, les morts des deux guerres enterrés, nous avons remis en route de plus belle.

La coque du Titanic finira de se dissoudre au fond des eaux, mais le Titanic vit pour les siècles à venir dans nos mémoires reptiliennes, à l’instar du mythe des mythes, la Bible: les enfants ne la lisent plus, on ne croit plus en Dieu, mais on mange la couronne des Rois en janvier et on construit des arches de Noé en Playmobil. Se lasser du Titanic, c’est se lasser des seules questions valables: les questions sans réponses. Se lasser du Titanic, c’est renier d’un seul coup Dostoïevski, Kierkegaard et Shakespeare. Vous connaissez cet exercice zen qui consiste à regarder chaque jour le même objet pendant de longues minutes? Vous pouvez regarder cent fois une tasse ébréchée portant le logo de la White Star Line: chaque jour la tasse, miroir de nos humeurs et de notre âme, sera différente. Le Titanic n’a pas fini de nous étonner.


Luc Debraine

Contre.«La plus grande métaphore du monde heurte un iceberg! Le Titanic, incarnation de la démesure humaine, coule dans l’Atlantique Nord – 1500 morts dans une tragédie symbolique», titrait en 1999 The Onion. Le journal satirique américain, fatigué par l’engouement collectif autour du film de James Cameron, ironisait alors sur les analyses innombrables du mythe Titanic dans la presse, la littérature spécialisée, autour des tables familiales et chez les spécialistes de la dramaturgie grecque, rayons Iphégénie et Prométhée, voire Œdipe pour la trop grande confiance en soi.

1999, c’était aussi l’année de la grande exposition Expédition Titanic au Hallenstadion de Zurich (même les trams zurichois avaient été transformés en paquebots sur rails pour vanter l’exposition-spectacle). Malgré ma passion ancienne pour le plus célèbre navire de l’histoire, je commençais à arriver à saturation.

Mais le propre des mythes est d’avoir un appétit vorace. Ils demandent toujours plus de nourriture symbolique. La marche chaotique du monde se charge de leur donner à intervalles réguliers ce fourrage, propre à toutes les ruminations. Les essais sociologiques sur la lutte des classes, les hypothèses technoscientifiques sur les raisons du naufrage, les archives inédites, les ventes aux enchères de reliques, les expositions itinérantes et autres récupérations mercantiles leur amènent un vigoureux complément alimentaire. Toujours faim!

Puis est arrivée 2012, l’année de la commémoration du centenaire de la catastrophe. La vague de fond (pour charger encore la métaphore maritime) a tout balayé, de la première à la dernière page des journaux. James Cameron a ressorti son fameux film, jusqu’alors le plus gros succès de l’histoire du cinéma, cette fois en trois dimensions. Une bonne nouvelle toutefois: l’Unesco interdisait enfin le pillage des objets de l’épave par 4000 mètres de fond. A la fin de l’année, je me suis dit qu’on allait être tranquille pour un moment.

Pas du tout. Voilà que pointe à l’horizon, à toute vapeur, l’exposition Titanic à Palexpo. Avec son slogan hyperémotionnel («De vrais objets, de vraies histoires») et l’affirmation surventilée: «Pour la première fois en Suisse!». Il serait bien sûr idiot de snober l’événement: si les jeunes générations peuvent découvrir cette forte histoire, symbole de la vulnérabilité humaine face à une nature indifférente, ou de la fin d’une époque qui croyait trop dans le progrès, tant mieux. Les mythes sont pédagogiques. Pour ma part, je commence à descendre en dessous de ma ligne de flottaison.

Tout en me demandant, grave question, si les mythes sont immortels. A trop les gaver d’images, de commémorations, d’expositions (les Etats-Unis ont récemment eu droit à une expo sur les chiens à bord du Titanic) et de produits dérivés, ne risquent-ils pas l’épuisement? Un mythe contient toujours une part d’inexplicable, ou d’inconnu. C’est ce qui l’ouvre aux interprétations multiples. Or, tout a été dit, ou presque, sur le paquebot aux trois hélices, trois classes de passagers, vingt-neuf chaudières et cinq pianos. Comme bientôt l’épave elle-même, rongée par des micro-organismes, abîmée par les razzias pélagiques, la métaphore universelle pourrait doucement s’effondrer sur elle-même. Ce serait une première depuis Sophocle. Et un effet inattendu de notre société du spectacle (l’expression commence elle-même à dater), laquelle trivialise tout ce qu’elle touche. Cette surexploitation du mythe porte le danger d’un affaiblissement coupable. Et surtout d’un affadissement, au point de se demander si le Titanic ne sera bientôt plus qu’une chanson sirupeuse, trop écoutée, mettons, au hasard, de Céline Dion.

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