Portrait. Le réalisateur fribourgeois, un amateur qui attire dans les salles plus de spectateurs que bien des cinéastes établis, présente «Je veux chanter encore», un vibrant hommage à l’art choral.
Lorsqu’on lui téléphone pour prendre rendez-vous, il nous dit d’emblée qu’il prendra sa caméra. Pour la photo. A quel endroit il souhaite poser? Il n’hésite pas et indique le monument dédié à l’abbé Bovet (1879-1951), qui se trouve dans un angle mort de la place Jean-Tinguely, à Fribourg, derrière l’imposant théâtre Equilibre. Jean-Théo Aeby est parti du mythique compositeur du Vieux chalet pour construire un documentaire dans lequel il rend hommage à la musique populaire et à l’art choral, il n’imagine donc pas meilleur symbole.
Son film s’intitule Je veux chanter encore, et il est enthousiasmant dans sa manière de célébrer, à travers une succession de chapitres consacrés aux compositeurs les plus connus, une tradition profondément ancrée dans le terroir fribourgeois. On y retrouve tout ce qui fait le charme authentique des réalisations de Jean-Théo Aeby, ce cinéaste amateur qui a attiré dans les salles beaucoup plus de spectateurs que bien des professionnels établis. Sorti à la fin de l’année 2009, Ruelle des Bolzes, sur les habitants hauts en couleur de la Basse-Ville fribourgeoise, a attiré 12 500 personnes. L’année suivante, ce sont 6000 tickets de plus qui sont vendus pour Sentier des vaches, voyage dans les campagnes à la rencontre des artistes de poyas.
«Vous parlez de nous»
Lorsqu’il parle de sa passion pour le septième art, Jean-Théo Aeby insiste sur son absence de formation et le caractère amateur de sa démarche. Il réalise ses films seul, sans cadreur ni preneur de son, afin d’être le plus proche possible des gens qu’il filme. Il les monte seul, également. «Je m’implique dans ma terre et j’essaie de lui rester fidèle, dit-il simplement. Je ne suis pas un intellectuel, mais j’ai de l’intuition. Je n’oserais jamais me comparer à des cinéastes qui ont fait des écoles. Je fais un cinéma de proximité, avec ses défauts et ses qualités. Je n’utilise par exemple que le micro de la caméra. Car vous imaginez, si je mettais un micro-cravate à un paysan? Il ne me dirait plus un mot, il n’y aurait plus de spontanéité. Du coup, les gens m’écrivent pour me dire qu’ils se reconnaissent. Vous parlez de nous, ils me disent.»
Jean-Théo Aeby se souvient parfaitement de sa première caméra. C’était une Bolex P2, que lui offre sa fiancée et future épouse pour ses 20 ans, en 1963. Il se lance alors dans la réalisation d’un court métrage racontant l’histoire d’un homme obnubilé par les chiffres et qui se voit convoqué par un crématoire pour y être incinéré. Il est alors comptable, mais aspire à devenir animateur dans des centres de loisirs. Il suit une formation à Paris, puis travaille à Lausanne, notamment dans la toute nouvelle vallée de la Jeunesse, un vestige de l’Expo 64. Il y crée une galerie – «Elle était superbe, dans une voile de béton» – et expose des peintres et sculpteurs. Il se souvient d’un film réalisé en super-8, Tiers temps, avec Emile Gardaz, et d’un autre sur la société de consommation. Aussi d’un documentaire sur le chanteur Gabby Marchand et la vallée du Gottéron, et d’une fiction sur une Africaine découvrant la Suisse et ses supermarchés.
Accrocher le regard du public
Après cinq années passées entre Lausanne et Fribourg comme animateur de loisirs, Jean-Théo Aeby se recycle une seconde fois. Dans la pub. Il se forme notamment à Zurich, avant d’ouvrir en 1977 sa propre agence, active à Fribourg, Neuchâtel et Sion. Fini les clubs de cinéma et les courts métrages amateurs, il n’a plus guère de temps libre et se contente de réaliser des films de famille, de documenter la vie de ses enfants. «La pub m’a appris à savoir accrocher le regard du public, dit-il. Et ma caméra, c’est un peu le public. Bien sûr, je me fais plaisir, quand je filme. Mais je veux aussi faire plaisir au public, j’y pense quand je pose des questions aux gens. J’essaie de ne pas être trop compliqué.»
Au fil des rencontres
En 2005, il se lance avec son épouse dans un voyage de trois semaines à bord du Transsibérien. Il emmène une caméra et, au retour, se fend d’un montage d’une heure. C’est la première fois qu’il réalise un film de plus de vingt minutes, mais le résultat lui semble plutôt convaincant, ce qui le pousse à organiser une projection dans une grande salle. Le public réagit positivement, il est ravi et propose dans la foulée au comédien Jean Winiger de réaliser son portrait. D’abord réticent, celui-ci accepte et est finalement enchanté du résultat. De la cour au jardin du monde est projeté à six reprises en 2008 et attire 2500 spectateurs. Jean-Théo Aeby est lancé, il décide de partir avec sa caméra à la rencontre d’Hubert Audriaz, ancien hockeyeur et artiste, figure incontournable du quartier de l’Auge. De fil en aiguille, il se retrouve à filmer d’autres habitants de la Basse-Ville, et son projet devient Ruelle des Bolzes, un hommage vibrant au cœur historique de Fribourg. Le film est présenté à raison d’une projection par jour, mais le bouche à oreille fait des merveilles. Les files d’attente s’allongent, les séances se multiplient et le film devient un véritable phénomène. «J’étais sur le cul», résume son auteur, qui n’en revient pas de faire bien plus d’entrées que des réalisateurs tournant des films à deux millions de francs.
Grâce aux primes allouées par le programme fédéral Succès cinéma, et par le fait qu’il cumule les fonctions de réalisateur, producteur et distributeur, le Fribourgeois reçoit alors 70 000 francs, qui lui permettent d’arpenter de long en large les campagnes pour mettre en boîte Sentier des vaches. La démarche est toujours la même: il part filmer des gens et, une rencontre en amenant une autre, il accumule de manière empirique des images qu’il monte au jour le jour. Jusqu’au moment où il sent que le film est terminé, que la boucle est bouclée.
Le nouveau long métrage qu’il s’apprête à dévoiler, Je veux chanter encore, est peut-être son film le plus personnel. Car la musique, il l’a dans la peau, même si des cordes vocales abîmées l’empêchent aujourd’hui de pousser la chansonnette. «Sauf sous la douche», sourit-il. A 7 ans, il commence par rejoindre Les Pinsons, le chœur qu’a fondé l’abbé Bovet à la cathédrale Saint-Nicolas. On est un an avant la mort du compositeur, qui est malade. Jean-Théo Aeby a l’impression de l’avoir vu assis un jour derrière un piano, mais l’image est floue. Le futur documentariste chantera ensuite chez Les Marmousets, avant de se mettre à la clarinette et de jouer notamment à la Concordia, au grand dam de sa mère, alors proche de la Landwehr. Réaliser un film sur la musique populaire était une évidence.
«Voilà un peu l’histoire d’un cinéaste pas tout à fait comme les autres», conclut-il. Pas comme les autres, certes, mais à la sincérité et à l’honnêteté vibrantes.
Tétralogie fribourgeoise
Six ans, quatre films: radiographie du canton de Fribourg par Jean-Théo Aeby.
«Ruelle des bolzes» (2009)
Une plongée dans la Basse-Ville fribourgeoise et ses habitants hauts en couleur, Hubert Audriaz, Gabby Marchand, Pain Long ou encore Boubi Blues. La Basse est à Fribourg ce que le village d’Astérix est à la Gaule: un repaire d’irréductibles.
«Sentier des vaches» (2010)
Un film sur les poyas et leurs peintres. Et, par extension, un film sur les vaches et les campagnes. Sentier des vaches touche par sa sensibilité et son humanité, et par les émotions vraies qu’il distille au fil des rencontres avec des gens simples et sincères.
«Chemin du paradis» (2012)
Se souvenant d’un oratoire construit par son oncle dans la forêt de Ponthaux, le Fribourgeois interroge notre rapport à la religion. Il filme des croix et des cimetières, des vitraux et des processions. Et beaucoup d’autres choses. Et si le paradis existait?
«Je veux chanter encore» (2014)
En partant de la figure tutélaire qu’est l’abbé Bovet, inoubliable compositeur du Vieux chalet et auteur de l’harmonisation la plus connue du Ranz des vaches, Jean-Théo Aeby ouvre le grand livre de l’art choral fribourgeois. Il y évoque les grands noms (Pierre Kaelin, Georges Aeby, Bernard Chenaux, Oscar Moret, Michel Ducarroz, Jane Menétrey) et part à la rencontre des milliers de chanteurs amateurs qui donnent de la voix au sein des innombrables chœurs et ensembles que compte le canton. Je veux chanter encore est dévoilé à Fribourg le 14 octobre (Cap’ciné, 18 h) et à Bulle le 16 (Prado, 18 h). Il sera ensuite visible dans ces deux salles.