Antoine Menusier
Interview. L’écrivain algérien Kamel Daoud, chroniqueur star dans son pays, figure sur la première liste de la sélection du prix Goncourt pour «Meursault, contre-enquête», inspiré de «L’étranger» de Camus.
Agé de 43 ans, l’auteur de «Meursault, contre-enquête», versant arabe de L’étranger de Camus, est le premier écrivain algérien susceptible de remporter le prix Goncourt, décerné en novembre. «Le premier de la troisième génération», précise-t-il d’une formule curieuse qui évoque les débats sur l’immigration en France. Kamel Daoud vit en Algérie. Il est né à Mostaganem, non loin d’Oran. Fils d’un gendarme, seul enfant ayant fait des études. Ses chroniques souvent virulentes, publiées dans Le Quotidien d’Oran, sont les plus lues du pays, mais aussi les plus critiquées. Les religieux l’ont à l’œil. Dans «Meursault, contre-enquête», il donne un nom, une mère et un frère à «l’Arabe» anonyme, assassiné par Meursault, le héros de L’étranger. Cet Arabe, c’est Moussa. Et Moussa c’est le mythe d’une Algérie inaccomplie.
Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris que votre nom figurait dans la sélection du Goncourt et du Renaudot? Du Goncourt, surtout?
Je ne peux pas vous répondre sans tomber dans le kitsch: j’ai été agréablement surpris.
Et si vous l’aviez, le Goncourt?
Ce serait la première fois qu’un Algérien écrivant en français serait distingué par ce prix. Qui plus est un écrivain algérien francophone de la troisième génération.
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à écrire une suite ou, si l’on préfère, un roman parallèle à «L’étranger», le chef-d’œuvre de Camus?
Pour la petite histoire, ce roman est né d’un agacement face à la sempiternelle question de journalistes français en pèlerinage en Algérie sur les traces de Camus: est-ce que Camus est à vous, est-ce qu’il est à nous? Là-dessus j’avais écrit une chronique dans Le Quotidien d’Oran, reprise par Le Monde en mars 2010, intitulée «L’Arabe deux fois tué». Sur quoi les Editions Barzakh, mon éditeur en Algérie, m’ont appelé pour me dire qu’il y avait là une très bonne idée de roman.
Et pour la grande histoire?
J’estime que le livre que j’ai écrit devait être écrit par moi ou par un autre, tôt ou tard. Il y avait besoin de peupler le monologue de L’étranger par un dialogue. C’était assez tentant comme projet littéraire, mais aussi comme rêverie.
Votre livre est immanquablement une charge contre l’occupation française mais aussi contre la société algérienne de l’après-indépendance.
Nous sommes les petits-enfants d’un désenchantement. C’est pour ça que nous, Algériens, sommes généralement très acerbes. Nous avons peut-être trop attendu de l’indépendance et maintenant, la critique, la médisance et la jérémiade sont devenues une culture nationale à laquelle je succombe moi aussi.
En dépit de tout, êtes-vous comme un poisson dans l’eau?
Non, pas comme un poisson dans l’eau, même si j’estime que, par rapport à tous les pays arabes, la presse algérienne est l’une des plus libres. Cela dit, les libertés se rétrécissent depuis le crash des printemps arabes. Sauf pour certains, comme moi, qui bénéficient d’une grande visibilité nationale. Ce qui pourrait toucher à ma sécurité en Algérie, ce n’est pas le régime, qui trouve ses équilibres dans la profusion des paroles. Non, ce qui me fait peur, c’est l’expansion de ce que j’appelle l’islamisme horizontal, cette religiosité ambiante, ce conservatisme bigot. C’est cela, la menace qui pèse sur les libertés et la sécurité des individus. Ce qui m’avait fasciné dans L’étranger, c’est le rapport de Meursault à Dieu. J’ai un autre rapport à Dieu, mais il participe de la même colère.
Depuis la fin de la guerre civile qui a ravagé l’Algérie dans les années 90, le pays donne l’impression de ne pas vouloir engager un processus démocratique, de crainte de bousculer un fragile édifice de paix. Ce faisant, ne court-il pas le risque de réenclencher ce qu’il veut éviter, les violences?
Je le dis d’une formule: les islamistes n’ont pas gagné les élections en 1992 (annulées par les militaires, ndlr) mais ils ont gagné la guerre. Non pas sur le terrain, mais idéologiquement. Alors que le régime était éradicateur pour sa propre survie, il verse désormais dans un néo-islamisme très conservateur, touchant aux mœurs, au nom d’un consensus à trouver avec les islamistes, justement. Le problème en Algérie, c’est que généralement, face à une crise, on ne cherche pas à moderniser le pays, à installer une vraie république laïcisée, mais on cherche à maintenir des équilibres précaires. Le discours, en Algérie, consiste à dire que le pays a déjà payé (le prix du sang durant la «décennie noire», ndlr). Or, si nous avons payé, nous n’avons pas été livrés. C’est pourquoi on ne peut pas écarter le basculement dans la violence au nom de l’islam ou de l’islamisme.
Pour n’être pas dans la ligne nationaliste, on vous traite parfois de «juif» ou de «harki», de traître à votre pays. On vous reproche de «faire plaisir aux Français».
Si on raisonne ainsi, alors on n’écrit jamais. On peut faire l’usage qu’on veut de mes propos, je les pense. Ce que je pense de l’islam, des rapports homme-femme, du politique, de la France, je le dis. J’écris avec la légitimité de quelqu’un qui n’est pas dans l’exil parisien. Cela, mes déctracteurs ne peuvent pas le nier. Je vis ici, je gagne ma vie ici, je n’ai pas de rente en France. Je n’ai jamais demandé une carte de séjour. Ce qui me désole, c’est qu’on n’arrive pas à accepter un discours critique endogène, dont nous soyons les auteurs et les destinataires. On est toujours dans un rapport de paranoïa.
Votre chronique intitulée «Ce pourquoi je ne suis pas «solidaire» de la Palestine», parue cet été dans «Le Quotidien d’Oran» au moment de la guerre à Gaza, vous a valu un tombereau d’injures.
Les critiques à cette chronique étaient algériennes ou arabes. Mais les insultes et les agressions verbales, elles, étaient françaises ou franco-algériennes. J’ai compris que ces gens qui m’injuriaient réagissaient par rapport à un vécu ou une situation française. Ils projetaient leur malaise sur les relations franco-algériennes, la Palestine ou encore les juifs. Aux donneurs de leçons qui vivent en France et qui sont généralement d’origine algérienne, je réponds parfois ceci, de manière assez simpliste, j’en conviens: si cet Occident que vous critiquez tant ne vous plaît pas, quittez-le ! En même temps, je ne peux pas développer ce discours, car je sais qu’il peut entrer en collusion avec des discours de droite ou d’extrême droite.
Où viviez-vous pendant la guerre civile?
En Algérie. J’ai toujours vécu en Algérie. C’est un choix.
Avez-vous fait votre service militaire ou avez-vous réussi à y échapper?
J’ai réussi à y échapper. J’ai organisé ma rébellion, j’ai fait des études en même temps que du journalisme jusqu’aux premières années du premier mandat de Bouteflika (1999-2004, ndlr), où il a décrété l’amnistie pour les insoumis, j’en faisais partie.
Pas en tant qu’islamiste…
Non. Mais auparavant et jusqu’à l’âge de 20 ans, j’ai été très attiré par les islamistes. Je connais leur manière de penser, leur littérature, leurs références. J’ai quitté le mouvement en 1991.
Comment y étiez-vous entré?
Par le biais d’enseignants, lorsque j’étais encore à l’école, à Mostaganem. Il y avait des camps d’endoctrinement dans les années 80.
Pourquoi avez-vous quitté ce mouvement?
Vaste question... Il y a eu une rupture. A un moment cela ne m’a plus suffi, j’en ai aperçu les contradictions les plus criantes. Vous savez, j’étais un grand lecteur, depuis l’âge de 9 ans. J’avais découvert la littérature et la mythologie, qui me fascinait. J’ai quitté l’islamisme, mais il y avait toujours chez moi le même besoin, le besoin de sens.
«Meursault, contre-enquête».
De Kamel Daoud. Editions
Actes Sud, 153 p.