Choc au sommet. Paul Nizon, 85 ans, publie avec «Faux papiers» le cinquième tome de son journal, témoignant de l’inlassable curiosité d’un des plus remarquables écrivains suisses vivants. Son ami et alter ego en gamineries intelligentes, Roland Jaccard, est allé le rencontrer pour «L’Hebdo».
Roland Jaccard
Rue Campagne-Première, dans le XIVe arrondissement de Paris, cela ne vous rappelle rien? C’est là que Belmondo, trahi, est abattu à la fin d’A bout de souffle de Jean-Luc Godard. C’est là que vit l’écrivain alémanique Paul Nizon, dans l’angoisse de ne jamais se réveiller. J’avais précisé au chauffeur congolais qui m’amenait chez lui : c’est à côté du cimetière du Montparnasse. Il m’avait dit: «Dans ma voiture, on ne parle jamais de la mort.» Je m’étais tu. Et, quand Paul Nizon m’avait dit combien l’accablaient les incessantes discussions de sa compagne, Odile, autour du suicide, je m’étais tu également. Nous ne parlâmes donc ni des femmes, sauf à propos d’Ingres, le plus grand peintre de la féminité selon lui, ni du suicide, ni de la mort. A peine de nos ennuis de santé, juste pour nous moquer de nos tempéraments hypocondriaques.
Paul Nizon vit donc dans un modeste deux-pièces au rez-de-chaussée. Je suis toujours surpris par le nombre d’écrivains que j’aime et qui ont choisi d’habiter dans des deux-pièces minuscules, comme pour mieux se protéger du monde extérieur. Cioran, bien sûr, Gabriel Matzneff, Linda Lê (admiratrice inconditionnelle de Nizon) et j’en passe. C’est le choix le plus judicieux pour un écrivain – je parle d’expérience –, surtout dans une grande ville où un espace de liberté s’offre continuellement à vous. C’est pourquoi Nizon a choisi de vivre à Paris, en 1977, à la manière de Henry Miller. «L’invitation à mener une vie d’émigré n’est à mes yeux nulle part aussi belle qu’ici.» J’en étais convaincu à 20 ans, quand j’ai quitté Lausanne pour Paris. Je le suis beaucoup moins aujourd’hui. Nizon également. Tokyo nous attirerait plus: il est hélas trop tard.
Peu importe d’ailleurs car, comme le répète souvent Nizon, ce n’est pas le sentiment de solitude qui nous pousse à écrire, mais le fait d’avoir perdu très tôt confiance dans le monde. Serait-il un désespéré à la recherche du bonheur? Oui, mais à condition de préciser que la chasse au bonheur est une quête de langage… et que celui de l’ami Paul est inimitable, tout comme celui de ses deux amis et rivaux proches: Peter Handke et Thomas Bernhard. Thomas Bernhard est déjà dans une autre dimension et nous avons peu parlé de lui, et beaucoup de Handke, vis-à-vis duquel il éprouve un sentiment d’infériorité totalement injustifié: «Contrairement à Peter Handke, je reste l’incarnation de l’homme borné et retenu dans sa prison intérieure… c’est un goethéen alors que je suis le pécheur dans l’alcôve.»
Un vaurien
Il lui arrive de se demander comment il a pu s’inscrire dans la littérature avec un bagage aussi modeste… Nulle trace de vanité chez lui (il en décèle en revanche chez moi). Il se voit comme un vaurien. Je lui demande de prononcer le mot vaurien dans notre langue maternelle à tous les deux: ein Taugenichts. Deux Taugenichts à Paris, cela me va. Cela aurait ravi Cioran, auquel Nizon, l’âge venu, ressemble de plus en plus. Il me fait observer que, dans les bistrots, on le confond souvent avec Jean-Pierre Mocky.
Le whisky ne lui fait pas peur, surtout quand il est japonais. Et, au fil des heures pendant que la nuit tombait sur Montparnasse, les confidences sont devenues de plus en plus intimes. Je vous les épargnerai. A l’exception de son admiration inattendue pour Mishima et son suicide – un élan vers la pureté –, son renoncement à la sexualité, son exigence par rapport à l’art, exigence presque religieuse dont il n’arrive pas à croire qu’elle me soit totalement étrangère, son mépris pour les écrivains suisses, Peter Bichsel notamment, qui ont une mentalité d’instituteurs. Ou de pasteurs, ce qui est pire encore. Il trouve que Michel Houellebecq incarne parfaitement la déchéance de la France d’aujourd’hui, que Malcolm Lowry est insurpassable et que lui, Nizon, doit tout ou presque à Canetti. La conversation aurait pu se prolonger pendant toute la nuit, mais Fleur m’attendait chez Yushi.
Se reconnaître
Je lui ai encore demandé ce qu’il pensait de sa chambre à coucher. Il m’a répondu qu’il ne s’y trouvait pas bien: trop petite, trop musée, trop renfermée... trop humide. «Mais c’est comme ça», a-t-il conclu. Puis il m’a offert sa casquette, m’a regardé, m’a dit qu’elle m’allait mieux qu’à lui, s’est réjoui que je joue encore au ping-pong et aux échecs, m’a envié de séduire des donzelles fêlées, m’a pris dans ses bras et m’a embrassé. Nous avions beaucoup bu, beaucoup parlé. Rue Campagne-Première, Jean-Paul Belmondo et Jean-Luc Godard nous attendaient. Nous étions à bout de souffle. Des heures comme celles que nous venions de passer ensemble, on n’en vit pas beaucoup dans une existence. En repassant par la rue Oudinot me revenaient en mémoire les metteurs en scène que nous avions tant aimés: Cassavetes, Zurlini, Bolognini. Entre vauriens, on se reconnaît!
Il va de soi que nous vouons un culte au Fanfaron de Dino Risi et que nous partageons une nostalgie féroce de l’Italie des années 60 – Catherine Spaak, l’incarnation de nos fantasmes – que nous avons sillonnée. Cela ne s’oublie pas. Et on en trouve des traces dans ces Faux papiers, ce journal de Paul Nizon qui couvre des années plus sombres: 2000-2010. «Pourquoi ce poids, ce fardeau?» a-t-il mis en exergue. Et il évoque souvent une chevauchée vers l’abîme, revenant de manière presque obsessionnelle sur la genèse de son œuvre. «Tu ne trouves pas cela grotesque?» m’a-t-il demandé. Force m’a été de lui répondre oui. D’autant plus que j’ai encore en mémoire cette soirée littéraire au Centre culturel suisse où, jugeant dérisoires tous les commentaires sur son «œuvre» (quel terme prétentieux!), il avait préféré, pour notre plus grand plaisir, inviter des strip-teaseuses pour un effeuillage en règle. D’ailleurs, ce que nous écrivons n’est guère qu’une autre forme de strip-tease qui ne vaut ni plus ni moins. Je garderai toujours en mémoire mon Paul Nizon à la dégaine de détective privé qui, entre deux embrouilles, se divertirait avec de jeunes prostituées africaines.
Insuccès marquant
Revenons aux choses séreuses: Paul Nizon a fait sa thèse sur Van Gogh – il parle très bien du film de Pialat dans son journal – et a été comparé à Robert Walser. Quel ne fut pas mon étonnement quand il m’a avoué qu’aujourd’hui il trouvait l’un et l’autre un peu émasculés! Mais ce qui l’attire chez Vincent comme chez Walser, c’est qu’ils ont été marqués par l’insuccès jusqu’à la négation d’eux-mêmes. Même s’il en doute parfois, je tiens à rassurer Paul Nizon: il est l’auteur de chefs-d’œuvre comme Stolz ou L’année de l’amour, et ses Faux papiers sont un vrai journal d’écrivain qui subsistera bien au-delà de notre éphémère passage dans les bordels et les piscines du monde, dût sa coquetterie en pâtir. Pour un vaurien dont l’errance et la débauche ont été une forme de raffinement suprême, ce n’est pas rien.
«Faux papiers. Journal 2000-2010».
De Paul Nizon. Actes Sud, 432 p.
Roland Jaccard
Né le 22 septembre 1941 à Lausanne. Ecrivain, journaliste, critique littéraire et éditeur, il fut l’ami de Cioran. C’est son livre L’exil intérieur, publié en 1975, qui le fera connaître. Il est également considéré comme un spécialiste de la psychanalyse et a été responsable de la rubrique qui traitait du sujet au quotidien Le Monde.
Paul Nizon
Né le 19 décembre 1929 à Berne. D’abord critique d’art à la Neue Zürcher Zeitung, il publie son premier livre, Les lieux mouvants, en 1959. Après des séjours
à Rome et à Barcelone, il hérite, en 1977, d’un petit apparte-ment à Montmartre et s’installe définitivement à Paris, où il continue d’écrire en allemand.