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Murakami par Patti Smith

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 06:00

Essai. Fan de toujours, la rockeuse Patti Smith se livre à une critique enthousiaste du nouveau livre du géant japonais, «L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage».

Patti Smith

L’annonce d’un nouveau livre de Haruki Murakami crée un climat d’attente dévotieuse. Les lecteurs guettent son œuvre comme les générations précédentes faisaient la queue devant le disquaire pour les derniers albums des Beatles ou de Bob Dylan. L’attente collective est d’une joyeuse frénésie: un effet de mode culturel, l’effet Murakami. Au Japon, dans la semaine qui a suivi sa mise en vente à minuit, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. J’imagine les lecteurs faisant la queue à minuit devant les librairies: des bizarres, des sportifs, des désabusés, des joyeux. Je ne puis m’empêcher de me demander quel effet le livre a produit sur eux et à quoi ils s’attendaient: le côté surréaliste, intradimensionnel de Murakami ou son côté plus minimaliste, réaliste?

J’avais la vague prémonition que ce livre serait ancré dans une expérience humaine commune. Pas trop mon truc, plutôt les textures étranges tissées tout au long des Chroniques de l’oiseau à ressort. Mais j’ai aussi senti prendre forme des notes étranges, s’entortillant au sein d’une petite blessure qui ne voulait pas guérir. L’aspect de lui-même dont Murakami a usé pour créer L’incolore Tsukuru Tazaki… se trouve quelque part parmi les gemmes de son travail mystique.

Il est assis à son bureau et fabrique cette histoire: l’entrée traumatisante d’un jeune homme dans l’âge adulte et les passages confus qu’il devra négocier. Le prénom du protagoniste, Tsukuru, signifie «créer, construire», métaphore du processus d’écriture. Il a 36 ans et construit ou rénove des gares, se demandant inlassablement comment les améliorer. Il a l’habitude touchante de s’y asseoir quatre heures durant, observant les trains arriver et repartir et le flot symphonique de la foule. Son amour pour les gares le relie à toutes les étapes de son existence: des joujoux aux études, puis à l’action. C’est du baume sur le cœur dans une vie qu’il juge insipide.

D’une certaine manière Tsukuru est incolore par défaut. Jeune homme, il faisait partie d’un groupe d’amis à la rare harmonie, au sein duquel tous sauf lui avaient un nom de famille désignant une couleur: il y avait Miss Black et Miss White, Mr Red et Mr Blue. Il le déplorait en secret, se sentant parfois comme la cinquième feuille d’un trèfle à quatre. Ils étaient cependant aussi nécessaires les uns aux autres que les cinq doigts d’une main. Alors qu’il est en deuxième année à l’université, il est soudain banni irrévocablement du groupe, sans la moindre explication. Contact rompu, jeté dans un abysse glauque. N’appartenant plus à rien, il devient rien.

L’insondable angoisse de Tsukuru Tazaki paraît contenir chaque couleur de l’arc-en-ciel. La couleur incolore de la mort. Il imagine son cœur s’arrêter mais ne se suicide pas, car aucune méthode de suicide ne correspond à ses «sentiments purs et intenses» pour la mort. Il survit à sa terrible exclusion mais en porte de profondes cicatrices invisibles. Précis au-dehors, désespéré au-dedans; accablé de rêves sexuels crus, d’expériences hors du corps, de culpabilité et de confusion sans motif. Un mec bizarre même pour lui-même, embrouillé et incolore.

En dépit de ses tourments, il termine ses études, devient ingénieur, construit ou restaure des gares avec un sens équivalent du romantisme et de l’utilité pratique. Il rend chacune d’elles plus attrayante, plus efficace grâce à des modifications adroites, subtiles. Il a pourtant peu d’estime pour lui-même; il n’a pas l’air d’apprécier que son nom et sa profession soient en parfaite harmonie. Heureusement, les autres le voient mieux qu’il ne se voit lui-même, quand le hasard lui propose deux guides au cours d’un voyage certes harassant mais révélatoire.

Le premier, Haida, arbore aussi une couleur: son nom signifie «gris». Tsukuru et lui font des longueurs de bassin à la piscine de l’université. Ils adorent nager tous les deux, tout comme c’était une rédemption pour Toru Okada dans Chroniques de l’oiseau à ressort. Haida fertilise la vie de Tsukuru, lui instillant de l’imagination et de l’énergie physique. Il l’attire dans l’univers de la musique classique, touchant une corde sensible quand il joue un enregistrement des Années de pèlerinage de Liszt. Un passage familier du premier mouvement ramène Tsukuru au souvenir émouvant de ses quatre amis à couleurs. Il visualise l’éthérée Shiro (Miss White) en train d’interpréter délicatement la même pièce au piano. Sous l’effet de la tension mélancolique du «Mal du pays», il revit sa douleur sans toutefois que sa pensée se tourne incontinent vers la mort.

Une sphère de réalité différente

Haida raconte l’histoire extraordinaire d’un pianiste mourant qui voit les couleurs des auras qui entourent chaque être humain. Tsukuru ne réagit pas ouvertement, mais cela éveille en lui quelque chose d’hypersexuel quand il cède à l’ambiance mystérieuse du souvenir. Dans une «sphère de réalité différente», «imprégnée de toutes les qualités d’un rêve», il a des relations sexuelles intenses avec Miss White et Miss Black, quelque chose d’orchestré dans ce rêve parallèle par Mr Grey. Suffoqué par cette expérience, il est finalement capable d’entrer en contact avec autrui et d’éprouver une détente physique autrement qu’en nageant.

Cette amitié se dissout quand Haida disparaît, autre source de douleur et d’introspection pour Tsukuru, qui se demande tristement s’il est «prédestiné à rester toujours seul», rien qu’un récipient vide permettant aux autres de s’y reposer à l’abri avant de fuir sans un mot. Haida a cependant une raison d’être essentielle: il emplit d’amitié les journées post-suicide de Tsukuru et l’extrait de sa torpeur solitaire. Il oublie à dessein les trois albums des Années de pèlerinage en guise de test, un tourbillon de souvenirs aigres-doux réunissant Haida, Shiro et Tsukuru.

Un second guide, Sara, la petite amie de Tsukuru, n’a pas de couleur dans son nom mais elle porte toujours des couleurs assorties. Quand elle le taquine à propos de sa vie d’avant, Tsukuru évoque avec réticence l’histoire traumatisante de ses quatre amis perdus. Elle sent qu’il ne pourra pas se reconstruire sans affronter les problèmes enfouis de son passé, qui semblent perdurer vers l’avenir. Comme les blessures développent une croûte protectrice, l’âme s’épanche dangereusement au-dessous. Il semble parfois que Sara serve plus de thérapeute que d’amoureuse, mais il est irrésistiblement attiré vers elle. Il exprime de l’amour, elle de la tendresse. Mais l’inlassable curiosité de Sara le pousse à l’action. Ce n’est pas sa disposition à la souffrance qui l’anime, mais bien le désir. Avec l’aide de Sara, il retrouve systématiquement ses amis, tantôt domiciliés tout près de la maison de son enfance à Nagoya, tantôt dans la lointaine Finlande. Il lui faut un énorme courage pour s’attaquer à ses problèmes non résolus. Crânement, il cherche chacun des doigts qui formaient naguère une main harmonieuse, dévoilant accidentellement son terrible secret.

Des mondes parallèles

Au terme d’une première lecture, L’incolore Tsukuru Tazaki… semble proche des romans plus minimalistes de Murakami, comme Les amants du Spoutnik et La ballade de l’impossible, mais en réalité il ne tombe pas vraiment dans cette catégorie. Et il n’affiche pas non plus la même vibration énergétique que Pinball, 1973 ou, dans une veine multidimensionnelle, son chef-d’œuvre Chroniques de l’oiseau à ressort. Ici et là, le réalisme est teinté des mondes parallèles de 1Q84, notamment dans les rêves. Le roman est imprégné d’une fragilité que l’on peut retrouver dans Kafka sur le rivage et son respect infini pour la musique. Difficile de décrire le fait d’écouter ou de jouer de la musique avec plus de pénétration, plus de tendresse. On nous livre la bande-son «Le mal du pays» de Liszt, des Années de pèlerinage. Un interprète préféré: Lazar Berman. Et le moyen préféré de l’écouter: un vinyle sur un tourne-disque.

On a ici un livre qui convient aussi bien à un nouveau lecteur qu’à un habitué. Il comporte une étrange légèreté, comme s’il se dépliait quand Murakami l’écrivait; ici et là, on dirait le prodrome d’un tout autre roman. Le ressenti est inégal, les dialogues sont un brin guindés, soit intentionnellement, soit à cause d’une traduction imparfaite. Mais il y a des moments de fulguration élégamment exprimés, en particulier quand les protagonistes s’émeuvent l’un l’autre. Tsukuru finit par comprendre qu’«un cœur n’est pas connecté à un autre par la seule vertu de l’harmonie. Ils sont au contraire profondément liés par leurs blessures. La souffrance liée à la souffrance, la fragilité à la fragilité. Il n’y a pas de silence sans cri de douleur, pas de pardon sans effusion de sang, pas d’acceptation qui ne passe par une perte intense.» Le livre révèle une autre facette, difficile à repérer, de Murakami: rétif incorrigible, ambigu et luttant vaillamment pour passer à un nouveau niveau de maturation. Comme s’il muait, à la manière d’un reptile, Ce n’est pas Blonde on Blonde (ndlr: titre du septième album de Bob Dylan), c’est Blood on the Tracks (ndlr: son quinzième album).

Qu’adviendra-t-il de Tsukuru Tazaki? L’amour emplira-t-il la coquille vide? Formera-t-il un cœur réfringent? On peut tabler sur la possibilité qu’un jour Murakami nous laissera guigner à travers la fenêtre de son esprit extraordinairement interconnecté pour voir Tsukuru poursuivre son voyage intérieur. Mais il n’y a pas de garantie d’un épilogue heureux, pas de réponse conclusive. Il faut imaginer un crime classé, avec des désirs défunts qui rôdent, des fardeaux dont il faut se défaire et de vieux habits qui s’effilochent. Il faut de l’endurance pour garder l’espoir, le désir de tout coucher sur le papier.

L’écrivain est assis à son bureau et nous crée une histoire. Une histoire qui ne sait pas où elle va, qui ignore même qu’elle est magique. La fin est une illusion, le clignement de l’œil du cyclone. Dans la vie, rien n’est tout à fait résolu, rien n’est parfait. L’important est de continuer de vivre, car ce n’est qu’en vivant qu’on saura ce qui se passe après.

© The New York Times
Traduction Gian Pozzy

«L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage». D’Haruki Murakami. Traduit du japonais par Hélène Morita. Ed. Belfond, 384 p.


Murakami en 3 essentiels

Publié au Japon en 1982, traduit en français huit ans plus tard, La course au mouton sauvage est le troisième roman de Murakami (les deux premiers sont inédits). On y suit les péripéties d’un publicitaire tokyoïte à la recherche d’un mystérieux mouton. L’écrivain y pose les bases de son style où, derrière un quotidien apparemment banal, le fantastique est toujours en embuscade.
La ballade de l’impossible (1987, traduit en 1994) est un roman d’apprentissage mélancolique et à la structure plus classique, dans lequel le narrateur se remémore sa jeunesse et ses premières amours.

Roman labyrinthique construit autour de deux intrigues parallèles, Kafka sur le rivage (2002, 2006) est, avec son écriture hypnotique laissant une grande marge de manœuvre à l’imaginaire du lecteur, un très grand livre, dont la dimension fantasmagorique laisse sans voix. SG


Haruki Murakami

Né en 1949 à Kyoto, le Japonais est l’un des auteurs les plus lus au monde. Traduit en cinquante langues et publié à des millions d’exemplaires, il a reçu plusieurs prix et distinctions, notamment pour La course au mouton sauvage, Chroniques de l’oiseau à ressort ou encore Kafka sur le rivage.


Patti Smith

Née à Chicago en 1946, surtout connue en Europe comme musicienne et chanteuse, Patti Smith est aussi poète, écrivain, peintre et photographe. Il y a cinq ans, après avoir acheté par hasard La course au mouton sauvage et Danse, danse, danse, elle s’est passionnée pour l’ensemble de l’œuvre de l’auteur japonais à succès Haruki Murakami.

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