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Carlo Gatti, marche à Londres avec Anne Cuneo

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Jeudi, 4 Septembre, 2014 - 05:59

Reportage. L’écrivaine suisse retrace dans «Gatti’s variétés» le parcours incroyable et méconnu du Tessinois Carlo Gatti, devenu roi des glaciers, des restaurants et de music-hall dans le Londres des années 1850. «L’Hebdo» l’a suivie.

Isabelle Falconnier, Londres

«C’est ici! C’est là que cet homme m’a eue!» Nous sommes au Canal Museum de Londres, au bord de Regent’s Canal, dans une vaste glacière en brique du XIXe siècle transformée en musée. Dans le hall, le portrait d’un homme au regard viril et impatient, les sourcils bouillonnants. En dessous, le cœur sur les lèvres, une midinette de quasi 80 printemps le regarde, Anne Cuneo.

Elle était venue à Londres faire ses adieux à John Florio, traducteur et lexicographe italo-anglais du XVIe siècle, héros de son précédent roman Un monde de mots, lorsqu’un matin de 2011 elle entre dans ce Canal Museum, la tête encore pleine de La quinzaine prodigieuse, la pièce écrite pour la Compagnie du Clédar à la vallée de Joux racontant l’exploitation de la glace sur le lac Brenet. «J’ai été interpellée. Qui pouvait bien être ce type, ce Suisse, qui avait connu un destin londonien incroyable et que personne ne connaissait?»

Elle dévore la seule et modeste publication existante sur Carlo Gatti, signée d’une bibliothécaire anglaise, écrit à l’Unione Ticinese London, rencontre son président, Peter Barber, un historien anglo-tessinois qui dirige le département des cartes de la British Library, et prend la route: direction Marogno dans le Val Blenio au Tessin, village natal de Gatti, où elle tire les vers du nez des vieux du village, Bellinzone où il a été enterré avec les honneurs dus au notable qu’il était devenu, Hull dans le nord de l’Angleterre, où arrivaient les bateaux chargés de la glace de Norvège qui ensuite alimentait les glacières de Gatti, ses restaurants et ceux du Tout-Londres, retrouve un film en noir et blanc de 1944 oublié, Champagne Charlie, du nom d’une star de music-hall qui jouait dans les théâtres de Gatti.

Elle se lance dans le roman début 2012, le termine le 31 décembre 2013 avec, le pensait-elle alors, ses «dernières forces». Son cancer du sein, vaincu il y a trente ans, avait récidivé. «Mais je ne voulais pas mourir en laissant un manuscrit inachevé!» Elle n’est pas morte, résistante d’entre les résistantes depuis sa prime enfance entre un père tôt disparu, un orphelinat de bonnes sœurs lausannoises pas tendres avec les Italiens pauvres et une mère préférant le casino à sa progéniture. La chimio l’épuise, mais pour rien au monde elle ne perdrait l’occasion d’une balade dans les pas de Gatti, qui lui donne des ailes.

Flâner en compagnie d’Anne Cuneo, volubile raconteuse d’histoires, revient à voyager avec sa machine à réalité augmentée personnelle. Là où nous voyons une gare traversée par une foule pressée, elle voit les cafés enfouis sous nos pas, entend les conversations des hommes et des femmes qui hantent la mémoire des lieux, évolue parmi les personnages sortis de son imagination. «Quand je suis dans un livre, je suis une autre personne. Je navigue dans le temps avec mon esprit. Je vois mes personnages évoluer autour de moi. Je suis un vrai écrivain-cinéaste.» Tout comme elle l’avait fait avec John Florio ou Francis Tregian, héros du Trajet d’une rivière, elle communique avec Gatti. «Je le distingue clairement. Grand, vigoureux, solaire. Il faut que ça passe après un temps, cet affect, sinon c’est trop lourd.»

Le cœur de l’empire Gatti, arrivé à Londres en 1847 après une dizaine d’années passées dans le commerce familial à Paris, c’est Charing Cross. En passant sous la gare, on distingue les arches voûtées de l’ancien marché de Hungerford, où le Tessinois vendait ses pâtisseries et chocolats, ouvrait le premier café à la parisienne de Londres – nappes, miroirs, musique pour un public non plus d’ivrognes mâles mais de familles et d’élégantes – et, surtout, popularisait sa Penny Ice Cream, la portion de glace à lécher sur place, démocratisant la crème glacée, alors réservée aux riches, de manière spectaculaire.

Les prémices d’un empire

Gatti n’est alors pas un inconnu: en 1849, il a ouvert un café-restaurant au numéro 129 de Holborn Hill, plus au nord, faisant sensation à l’Exposition universelle de 1851 de Londres avec sa machine à fabriquer le chocolat. Son entreprise fleurit, essaime dans toute la ville, ses frères le rejoignent, créant les prémices d’un empire Gatti qui donnera autant dans la restauration, les salles de spectacles, le commerce international de la glace que l’électricité. Hungerford Market brûle, la gare se construit par-dessus, et Gatti voit de suite le potentiel du quartier, par ailleurs non loin du pimpant Trafalgar Square, symbole du patriotisme anglais. A Charing Cross, sur Villiers Street, il crée un des premiers music-halls de Londres, Gatti’s under the Arches. Une plaque bleue l’indique sur la façade: Kipling, qui habitait la rue, raconte dans Abaft the Funnel comment il regardait les gens entrer et sortir de ce haut lieu de la vie nocturne londonienne. «The Archer Shopping», «Champagne Charlie»: les enseignes d’aujourd’hui ont de la mémoire. Les actuels Charing Cross Theater ou le kitschissime The Playhouse Theatre occupent les espaces naguère occupés par Gatti.

Café de la Confédération

Sur Embankment, en bas de Charing Cross, un Starbucks a pris la place de l’ancien Café de la Confédération fondé par Gatti. «Il était très patriote! Il a beaucoup fait pour le Tessin, ne travaillait qu’avec des Tessinois à Londres, a construit une usine de chocolat et des maisons dans sa vallée, s’est engagé en politique dans son canton, a fait du lobbying pour la route du Lukmanier au moment du projet de liaison ferroviaire entre la Suisse alémanique et le Tessin. Je pense qu’il aurait eu un destin national s’il n’était pas tombé d’une échelle stupidement à l’âge de 61 ans!»

Lorsqu’il meurt, en 1878 à Dongio, l’entreprise familiale compte des dizaines de cafés, restaurants et théâtres de music-hall. Son enseigne de livraison de glace perdurera jusqu’en 1982. Son restaurant de Charing Cross sera le premier à être éclairé à l’électricité à Londres. «Il a été novateur dans tant de domaines! Il a lancé la mode des billards, ouvert les cafés aux femmes, fait manger aux Anglais du chocolat et des glaces, toujours en prenant des risques incroyables ou en résolvant des problèmes énormes comme la livraison de glace toute l’année en quantité industrielle. C’est un personnage de roman magnifique! Le genre de figure mythique sur laquelle circulent des rumeurs, comme celle qu’il aurait été assassiné parce qu’il était devenu trop à gauche, qu’il avait trahi le parti de ses ancêtres…»

Il est vrai que, élu deux fois au Conseil d’Etat pour le parti conservateur, il s’est présenté une troisième fois pour le parti libéral d’alors, n’a pas été réélu. Il serait parti à Bellinzone, dit la légende, en lançant: «Dongio, tu as eu mon fric, tu n’auras pas mes os!»

A Londres, Anne Cuneo a semé partout ses petits cailloux. Elle est ici chez elle, entame la conversation avec le chauffeur de taxi, les voisins de tablée au pub, les vendeuses. «Je suis une gentille, contrairement à la réputation que l’on m’a faite…» Pour ses romans, notamment ses récits plongeant dans le siècle de Shakespeare, Objets de splendeur, Un monde de mots ou Le trajet d’une rivière, elle a hanté Covent Garden ou Fulham. A l’église St Martin in the Fields, en face de Charing Cross, elle montre avec fierté les stucs de la voûte créés par les stuccatori tessinois du XVIIIe siècle, la première vague d’immigrés tessinois. En remontant Monmouth Street, elle contemple avec nostalgie la rue des bouquinistes, où elle a passé des heures à écrire Le trajet d’une rivière. Le populaire Salisbury Pub, ses pies et son fameux Sunday Roast, était tenu au XIXe siècle par un des neveux de Gatti, au temps où la famille possédait quelque 60 restaurants et pubs et entre 60 et 80 théâtres dans la ville. Anne commande un ginger-ale, tout comme il y a soixante-six ans: le Salisbury, Anne y est venue à l’âge de 14 ans avec Miss Brown, personnage de son roman Station Victoria mais vraie vieille dame anglaise qui, un soir du début des années 50, s’était approchée d’une petite jeune fille de 14 ans en pleurs dans la rue devant Victoria Station et l’avait hébergée, nourrie, habillée pendant un mois. Au Salisbury, Miss Brown retrouvait ses amis et amies de l’administration coloniale en buvant du ginger-ale. Depuis, c’est juré, Anne n’y boit aussi que du ginger-ale.

Fugue à Londres

Ce soir du tout début des années 50, Anne Cuneo, gamine surdouée, solitaire, aventureuse et immature, avait fugué de Suisse à cause de Gene Kelly. «A 13 ans, à Lausanne, je vois Chantons sous la pluie. Illico, il faut que je me marie avec Gene Kelly! Pour cela, je dois savoir danser et parler anglais! Je commence à comploter pour aller en Amérique. Une des maîtresses de mon horrible école de bonnes sœurs à Lausanne me trouve douée pour les langues et me conseille d’aller apprendre l’anglais dans une des écoles qu’elles ont, à Plymouth. Ma mère refuse. Alors je mens, j’imite sa signature, je vole mon passeport et pars sans rien lui dire. Elle mettra des semaines à se rendre compte de mon absence. J’arrive à Londres un mois avant le début des cours. Je ne parle pas un mot d’anglais et ne sais pas où dormir. C’est là qu’intervient Miss Brown. Elle est la première personne à qui je raconte tout, même mes rêves américains. Du coup, elle m’achète des chaussons et m’inscrit à un cours de danse…» La découverte de l’anglais change sa vie. En six semaines, elle peut lire Jack London – «Un choc» –, se plonge avec ravissement dans The Forsyte Saga de John Galsworthy et le vaste univers romanesque de la littérature anglo-saxonne.

Carlo Gatti est un immigré italophone, comme elle, comme le préféré de ses héros, John Florio. «Il y a des choses à son propos que je comprends mieux que les autres. Quand les journaux font remarquer de Gatti qu’il parle fort, est exubérant, s’énerve, je sais que ce n’est pas le cas. On m’a fait le même coup, on m’a aussi dit que je riais trop fort, que je parlais trop!» Tous ses livres racontent la vie d’immigrés, intellectuels ou pas. Même Marie Machiavelli, son enquêtrice lausannoise, l’est. On a dû le lui faire remarquer, un jour. Elle n’avait rien vu. «Je fais ce que je dois faire, je suppose.»

Tout est vrai

Quand Gatti est mort, il possédait une ferme modèle près de Londres où il travaillait avec un ingénieur pour trouver comment enrichir le sol au Tessin. Il y avait d’ailleurs aussi acheté une ferme, et non des bistrots comme les autres Tessinois de Londres. «Il voulait rendre le Tessin plus fertile, que les jeunes n’aient pas besoin d’aller chercher ailleurs…»

Elle est vite essoufflée, Anne, dans les rues de Londres. A 38 ans, lors de son premier cancer, elle a cru mourir, au point de se lancer dans une autobiographie pour que sa fillette sache qui elle était, Portrait de l’auteur en femme ordinaire. Cet hiver, elle a failli mourir, de nouveau. Cet été, ses cheveux repoussent.

A Genève, elle habite dans le même immeuble que son frère Roger, dont elle a appris en lisant le livre qu’il a publié en 2009 qu’il s’était fait violer, enfant, dans l’orphelinat où il avait été placé. Ils ont mis du temps à s’entendre. «Ma mère, pourtant quasi absente de nos vies, avait réussi à nous diviser pour mieux régner.» Il a jeté Station Victoria par la fenêtre en découvrant le portrait au vitriol de la mère de l’héroïne. Sa femme est allée rechercher le livre, le lui a tendu en disant: «Tout est vrai.»

Miss Brown aura été une des nombreuses bonnes fées qui ont adouci le destin d’Anne. Il y aura aussi ce patron de banque suisse qui l’avait engagée comme assistante avant de l’aider à payer ses dettes et de lui trouver un travail de rédactrice dans une agence de publicité à Zurich. Ou le père de la famille bernoise où sa mère l’avait envoyée comme jeune fille au pair après son retour d’Angleterre, qui l’inscrit à la bibliothèque et lui paie le premier semestre de l’Ecole de commerce à Lausanne, sésame pour les études, l’écriture, la vie.
 

Anne Cuneo présente «Gatti’s Variétés» samedi 6 septembre à 10 h au cinéma Odéon à Morges durant Le livre sur les quais. Elle sera en compagnie de Michelangelo Gandolfi, réalisateur du documentaire «Ticino Town», consacré aux familles de restaurateurs du Val Blenio montés à Londres.

«Gatti’s Variétés». D’Anne Cuneo. Bernard Campiche Editeur, 360 p.

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