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Siri Hustvedt: la femme derrière le masque

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 06:00

Rencontre. Dans l’ambitieux «Un monde flamboyant», l’écrivaine américaine raconte le destin de l’artiste Harriet Burden qui, pour réussir, se cache derrière trois hommes de paille. Une satire brillante du snobisme et du sexisme du monde de l’art.

Isabelle Falconnier

Le 1er avril 1998 à Manhattan, Siri Hustvedt et son mari, le romancier Paul Auster, fêtaient en bonne compagnie, dont celle de David Bowie et de Jeff Koons, la sortie de la biographie, signée du romancier William Boyd, d’un artiste nommé Nat Tate. Nat Tate, racontait William Boyd, était le grand oublié de la vague abstraite-impressionniste américaine, un Pollock ou un De Kooning maudit qui avait détruit toutes ses œuvres avant de se tuer en sautant du ferry de Staten Island. La soirée, autant que le livre, devait contribuer à faire sortir Nat Tate des limbes où il était injustement tombé.

Sauf que Nat Tate n’a jamais existé et que Boyd, Bowie et l’éditrice de la revue Modern Painters, Karen Wright, avaient fabriqué un canular artistique aussi plausible que très réussi. Seize ans plus tard, c’est un canular artistique tout aussi réussi, mais d’une portée beaucoup plus profonde, qui est au cœur du nouveau livre de la romancière et essayiste américaine Siri Hustvedt, par ailleurs amie de Karen Wright. Entre-temps, sortant année après année de l’ombre encombrante de son génie de mari, elle a bâti une œuvre subtile, généreuse, humaniste, évoquant les liens entre amour et amitié (Tout ce que j’aimais), les secrets de famille et la mémoire de l’immigration (Elégie pour un Américain) ou la transmission féminine (Un été sans les hommes), tout en devenant une experte reconnue dans le domaine des neurosciences.

Au cœur d’Un monde flamboyant, Harriet Burden, dite Harry, jeune artiste vive et ambitieuse qui tombe amoureuse puis épouse Felix Lord, marchand d’art new-yorkais de vingt ans son aîné. Elle met ses ambitions personnelles en sourdine pour épauler son mari, organiser les réceptions d’artistes, de critiques d’art et de galeristes dans leur appartement de Park Avenue, tout en élevant leurs deux enfants. A la mort soudaine de Felix, après que deux galeries ont poliment refusé de l’exposer, elle tourne le dos à Manhattan, ce «globule incestueux, friqué et tournoyant», s’installe à Brooklyn dans un vaste entrepôt, et fomente le plus exceptionnel des coups montés: ses créations, elle les fera exposer au nom d’un, deux puis trois autres artistes lui servant d’hommes de paille. Tous mâles: la condition sine qua non, soupçonne puis prouve Harriet, de reconnaissance.

«Harriet est une artiste en colère. Après avoir été malmenée par le monde de l’art, elle veut le prendre à son propre jeu», confie Siri Hustvedt. Un monde flamboyant, écrit par une femme dont un critique allemand a un jour soutenu que son premier livre avait été écrit par son mari, est ainsi un roman dont l’intérêt plonge aussi profondément dans les enjeux du féminisme que dans ceux de la reconnaissance publique des artistes.

Les ambitions de Harriet Burden sont encore plus grandes que celles de William Boyd et de son faux Nat Tate: elle ne crée pas seulement un faux artiste mais utilise de vraies personnes pour dissimuler son identité tout en créant, pour chacun, des œuvres à chaque fois différentes. Le public et les galeries apprécient tour à tour Anton Tisch, un bellâtre qui tape dans l’œil des magazines de mode, Phineas Q. Eldridge, un métis gay adepte des performances qui plaît aux critiques pointus, et Rune, un chouchou du monde de l’art à la Damien Hirst – ce sont ses créations à elle qu’ils exposent, ses poupées ambiguës, ses maisons de poupée sauvages, ses installations provocantes et subtiles. Et ça marche: la critique les adore, le public aussi. «Le monde de l’art est profondément sexiste. Mon roman questionne la notion de valeur: seules 20% des expositions solos à New York sont signées de femmes et les œuvres signées d’hommes sont beaucoup plus chères que celles signées de femmes», dénonce Siri Hustvedt, faisant écho à une campagne historique des Guerrilla Girls dans les années 80 qui, ulcérées que «moins de 5% des artistes dans la section d’art moderne du Metropolitan Museum of Art sont des femmes, mais 85% des nus de sexe féminin», avaient inondé les rues de New York avec des détournements de la Grande odalisque d’Ingres, la montrant avec un masque de gorille et demandant: «Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Met?»

Consensus inconscient

Siri Hustvedt considère sa propre carrière comme «plutôt chanceuse». «Je connais beaucoup de femmes écrivains qui ont été clairement négligées. Les femmes doivent attendre plus longtemps le succès que les hommes. Quand elles perdent leur beauté, souvent. La sagesse devient acceptable avec l’âge, chez une femme. Une fille sexy ne peut pas être intelligente, il y a une sorte de consensus inconscient de la société à ce sujet. Il est clair qu’un nom de femme attaché à une œuvre a tendance à polluer l’œuvre, à la réduire, alors qu’un nom masculin la rehausse, la positive. J. K. Rowling, au début, a laissé planer le doute sur son identité et son sexe. C’est une forme de protection.»

A l’intérêt profondément dérangeant du fond s’ajoute une forme à l’originalité virtuose et ludique: Un monde flamboyant commence après la mort de Harriet et rassemble, à la manière d’un puzzle ou d’un chœur polyphonique, des textes signés par ses enfants, ses amants, des historiens ou critiques d’art, des galeristes, les hommes de paille eux-mêmes ainsi que des extraits de ses carnets intimes. D’une richesse folle, le livre questionne le monde de l’art, son marché hypocrite et impitoyable, la manière dont notre perception des œuvres est biaisée par nos a priori socioculturels, autant que le rôle de la création à travers une méditation profonde sur les rapports entre psychologie, philosophie et art. A travers Harriet Burden, il fait le portrait d’une femme hors norme, ambitieuse, lucide et révolutionnaire. Pas étonnant que le titre du livre (en anglais The Blazing World) fasse allusion à une figure intellectuelle anglaise oubliée, Margaret Cavendish, poétesse, philosophe et écrivaine du XVIIe siècle, auteure d’une pièce de théâtre utopiste intitulée The Blazing World, justement. «C’est un des personnages historiques les plus fascinants que j’aie jamais rencontrés. Elle connaissait Pierre Gassendi, René Descartes et Thomas Hobbes, mais aucun ne répondait à ses sollicitations de discussion ou correspondance. Harriet lui ressemble.»

Grande liane blonde et classieuse, Siri Hustvedt trouve «bon d’avoir un visage plus vieux». «Les rides aident pour avoir de l’autorité. La condescendance envers les jeunes femmes est énorme. Toutes en font l’expérience. Un homme qui dit la même chose qu’une jeune femme sera beaucoup plus écouté. Dans le domaine de l’art, longtemps, les hommes créaient des œuvres alors que les femmes faisaient des enfants, ce qui leur tenait lieu de créativité et leur donnait un pouvoir jalousé par les hommes. Une grande part de la misogynie vient de là. Mais j’ai toujours aimé être une femme.»

A la fin d’Un monde flamboyant, Sweet Autumn Pinkney, la thérapeute ayant accompagné la fin de vie de Harry, jette un dernier regard à l’atelier abritant ses œuvres, désormais orphelines. En s’approchant, elle voit une aura vibrer autour de chacune d’elles, comme si elles étaient des êtres vivants. Elle les entend respirer, et c’est la plus belle preuve romanesque que, oui, l’art a à voir avec l’éternité.

Un monde flamboyant.
De Siri Hustvedt.Actes Sud, 400 p.Sortie fin août.

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