Festival du film de Locarno. La manifestation tessinoise honore la Hongkongaise Nansun Shi. Une productrice qui, avec son époux Tsui Hark, a eu une influence déterminante sur le cinéma d’action mondial, après avoir accompagné l’émergence d’une nouvelle vague à la fin des années 70.
Depuis quelques années, le Festival du film de Locarno multiplie les récompenses honorifiques, ce qui lui permet de faire monter chaque soir ou presque une star sur le grandiose «palco» de la Piazza Grande, et de proposer en marge de ses sections compétitives de passionnantes rencontres publiques, de même que des projections très suivies de films essentiels, et parfois oubliés, qui ont jalonné l’histoire du cinéma. Au final, le grand public comme les cinéphiles sont gagnants.
Parmi ces prix de prestige, il en est un qui de nature bénéficie d’une attention médiatique moindre: le prix Raimondo Rezzonico, créé en 2002 en mémoire d’un des présidents historiques du festival, et qui chaque année salue le travail d’un producteur indépendant. Une profession essentielle à la viabilité de l’industrie cinématographique, mais souffrant souvent d’une image négative. Un producteur, c’est une personne qui refuse de prendre des risques, que la simple mention du mot «auteur» fait frémir et qui ne pense qu’en termes de retour sur investissement. C’est parfois vrai, hélas. Mais un producteur, ça peut aussi être l’exact opposé, à l’image de Ruth Waldburger, Paulo Branco ou Mike Medavoy, tous lauréats du prix Rezzonico. A l’image aussi de Nansun Shi, récipiendaire 2014 et figure majeure du cinéma asiatique.
Préoccupations sociopolitiques
Hong Kong, 1979. Tsui Hark, un jeune réalisateur issu de la télévision, tourne son premier film, Butterfly Murder, et devient aux côtés de quelques camarades le chef de file d’un mouvement baptisé avec opportunisme «Nouvelle Vague». Pour résumer, on dira qu’entre la fin des années 70 et le début des années 80, le cinéma hongkongais, alors majoritairement en langue cantonaise après des années de domination du mandarin, prend soudainement en compte des thématiques sociopolitiques, telles l’influence grandissante des triades et la corruption gangrenant les forces de l’ordre.
De nombreux réalisateurs quittent les studios et filment dans la rue en son synchrone, comme vingt ans avant eux la génération des Godard, Truffaut et Chabrol, tandis que même les films de genre (comédies, polars, kung-fu, chevalerie) évoquent en sous-texte les préoccupations du peuple.
Nansun Shi a accompagné de l’intérieur cette mutation. D’abord productrice pour une grande chaîne de télévision, elle se tourne vers le cinéma en même temps que Tsui Hark, dont elle devient proche au point de l’épouser. Employée par la société Cinema City, elle cofonde avec lui, en 1984, la Film Workshop. Les statuts de la société stipulent qu’elle vise à aider des réalisateurs à développer leur propre style dans des films qui s’adressent aux masses. Mais en 1984, c’est un autre événement qui marque les esprits et aura une influence massive sur le cinéma: la signature entre Pékin et Londres d’un accord de rétrocession de Hong Kong. En date du 1er juillet 1997, ce territoire, qui est depuis le XIXe siècle une colonie britannique, deviendra une région administrative spéciale liée à l’ogre chinois.
L'obsession du contrôle absolu
Ce retour dans le giron de la mère patrie se traduit, dans de nombreux films, par des allusions plus ou moins masquées à une menace diffuse ou à un avenir incertain. En 1989, le massacre de la place Tian’anmen exacerbe un peu plus les craintes d’une population pour laquelle les mots censure et répression ne faisaient pas partie du langage commun. Sur les écrans, les méchants sont souvent, dès lors, des vétérans de l’Armée populaire de libération. C’est dans la foulée de ces événements que sort Le syndicat du crime 3, de Tsui Hark, préquel à deux films de John Woo sortis quelques années plus tôt, et également produits par la Film Workshop. Le récit se déroule au Vietnam en 1974, au moment où le pays subit l’offensive finale des troupes révolutionnaires communistes. Malgré ce contexte historique, ce sont Tian’anmen et la rétrocession qui sont évoquées. «Si vous voulez parler politique, faites-le à travers une allégorie», dit alors en substance Nansun Shi, citée par l’historien du cinéma américain David Bordwell.
Même si la Film Workshop est méconnue en Occident, l’esthétique qu’elle a imposée depuis le milieu des années 80 a essaimé à travers le monde. Tsui Hark et Nansun Shi, en donnant par exemple l’occasion à John Woo de passer de la comédie au polar, ont contribué à imposer dans les séquences dites de «gunfight» (combats au pistolet) l’utilisation conjointe de deux armes. De même que les productions de la compagnie trentenaire ont généralisé l’utilisation du ralenti, du grand-angle et du découpage serré. Lorsqu’il se fait producteur, Tsui Hark n’hésite pas, dans son souci de soigner chaque détail, à mettre la main à la pâte, au point qu’il est de notoriété publique qu’il est coréalisateur de la plupart des films de la Film Workshop. A en croire la comédienne Maggie Cheung, il a par exemple entièrement supervisé L’auberge du dragon, remake officiellement signé Raymond Lee d’un classique de King Hu. Ce long métrage épique en costume sera projeté à Locarno, de même que Time and Tide, qui en 2000 marquait son retour à Hong Kong après un exil hollywoodien frustrant, malgré l’excellent et subtilement anti-
américain Knock Off, sorti en 1998.
Retour au mandarin
Film complexe et formellement renversant, à bien des égards expérimental, Time and Tide parle, à travers ses personnages perdus et sa violence, du Hong Kong de l’après-rétrocession, d’une métropole en pleine mutation. Le troisième titre que Locarno montre à l’occasion de l’hommage rendu à Nansun Shi est le deuxième épisode des aventures de Detective Dee, un personnage historique déjà héros, avant que Tsui Hark ne s’en empare, de nombreux films et romans. Il incarne ce qu’est devenu, après une décennie de crise dès le milieu des années 90, le cinéma hongkongais du XXIe siècle: un cinéma en mandarin, spectaculaire et prompt à revisiter le folklore chinois afin de s’attirer les grâces d’un marché qui n’est autre que le plus grand au monde. Mais avec Tsui Hark, l’ambition formelle et la volonté de délivrer en sous-texte un message social ou politique ne cèdent jamais le pas au divertissement abrutissant.
Si le cinéma dit populaire et commercial comptait plus de productrices de la trempe de Nansun Shi, pour qui tout spectateur est un cinéphile en puissance avant d’être un consommateur-payeur, il serait autrement plus intéressant qu’il ne l’est aujourd’hui, à une époque où scénario semble être quasiment devenu un gros mot.
67e Festival du film de Locarno.
Jusqu’au 16 août.
www.pardo.ch