Portrait. Acteur fétiche de François Truffaut, dont il n’aime pas parler tant la douleur de sa disparition demeure vive, le comédien français reçoit un Léopard d’honneur à Locarno.
En remettant un Léopard d’honneur à Jean-Pierre Léaud, 70 ans, c’est plus qu’un parcours de comédien que le Festival du film de Locarno salue. C’est tout un pan de l’histoire du cinéma qu’il célèbre à travers celui qui a débuté à 14 ans dans Les quatre cents coups, de François Truffaut, et dont la projection à Cannes, en 1959, a marqué la naissance publique de la Nouvelle Vague. Ce film fondateur, l’un des plus beaux jamais réalisés sur l’enfance, la manifestation tessinoise le projette sur sa mythique Piazza Grande un jour avant son ouverture officielle.
Durant le festival, on pourra revoir un autre Truffaut, Les deux Anglaises et le continent (1971), mais aussi un Godard, Masculin, féminin (1966), Le pornographe de Bertrand Bonello (2001) et, enfin, La maman et la putain (Jean Eustache, 1973), un des longs métrages les plus importants de la filmographie de Jean-Pierre Léaud: quelque 80 titres à ce jour, et une impressionnante alignée de réalisateurs majeurs.
Deux films en un
Mais qui est vraiment Jean-Pierre Léaud? Existe-t-il un Dr. Jean-Pierre et un Mr. Léaud? La question n’est pas anodine, tant elle suscite de réponses discordantes, avec d’un côté ses thuriféraires et de l’autre des moqueurs qui raillent un jeu ampoulé et ne supportent pas sa diction, parfois à la limite de la récitation. Mais la vérité est ailleurs. Ou plutôt Jean-Pierre Léaud est ailleurs. Il est en quelque sorte à côté. A côté des autres comédiens, comme s’il appartenait à un autre espace-temps. Le sien.
Jean-Pierre Léaud ne ressemble à personne, si ce n’est à Jean-Pierre Léaud, même si ses performances souvent très physiques, où la gestuelle a une grande importance, peuvent parfois le rapprocher des stars du muet ou des grandes figures du burlesque, Buster Keaton en tête. Bonello, dans le portrait Léaud l’unique, réalisé par Serge Le Péron en 2001, dit quelque chose de très juste: «Quand on fait un film avec Jean-Pierre, on fait deux films. On fait son film à soi, dans son coin, et on continue un film commencé il y a quarante ans. Ça ne veut pas dire que les films avec Jean-Pierre sont des documentaires sur lui. C’est plus compliqué et plus intéressant que cela. On fait un autre film de fiction, qui est le film de Jean-Pierre, et auquel on rajoute quelques heures.»
Voix tremblante
Pour mieux entretenir l’aura mystérieuse, quasi mystique, qui l’entoure, Jean-Pierre Léaud ne parle quasiment jamais à la presse, dit-on. La vérité, ici encore, est ailleurs: il ne joue pas à la diva, il est tout simplement aussi introverti et timide à la ville qu’il est volubile et grandiloquent à l’écran. Ses rencontres avec les journalistes sont ainsi faites de rendez-vous ratés, de dérobades soudaines et de brèves réponses lorsqu’il consent, une ou deux fois par décennie, à tenter de se livrer.
Mais, grâce au travail des bonnes fées qui veillent sur le Festival de Locarno, il a, à notre grande surprise, accepté de parler à L’Hebdo. Premier contact téléphonique, un vendredi après-midi: «Que puis-je faire pour vous?» La voix est posée, reconnaissable entre toutes, mais hésitante, presque tremblante. On lui explique notre désir de réaliser une interview sur sa carrière et en particulier les films projetés à Locarno. Il accepte, mais précise: «Je ne parle jamais de François.» On lui demande si on peut venir le voir à Paris. «Je ne veux pas vous déranger, faisons cela par téléphone.» Soit.
Quatre jours plus tard, on le rappelle. «J’ai un problème, glisse-t-il d’emblée. Je ne peux pas faire l’interview aujourd’hui.» Peut-on lui parler un autre jour? Long silence embarrassé. «Je ne suis pas amateur du tout d’interviews, ça me fout le trac.» On le rassure en lui disant que c’est son choix, qu’on le comprend. «Vous êtes très gentil, je préfère en effet qu’on y renonce, je ne suis pas très doué pour ça. Je me réjouis bien sûr d’être invité à Locarno, mais je ne veux pas faire comme un bilan ou je ne sais quoi. Vous allez quand même écrire quelque chose sur moi? Alors ça, je vous en suis extrêmement reconnaissant. Ce que je voudrais simplement dire, c’est que je suis content que mes choix d’acteur m’amènent à cette reconnaissance, que le Festival de Locarno salue une sorte d’œuvre comme on le ferait avec un écrivain ou un metteur en scène. Excusez-moi.»
Être et ne pas être
Pour tenter de comprendre Jean-Pierre Léaud, il faut donc se contenter de ses films. Ce qui frappe avant tout, c’est que l’inoubliable interprète d’Antoine Doinel, ce personnage qu’il a joué à cinq reprises pour Truffaut entre Les quatre cents coups et L’amour en fuite (1979), est une théorie du jeu de l’acteur à lui seul. La façon qu’il a d’être son personnage tout en gardant avec celui-ci une certaine distance, est unique. A l’extrême inverse de la méthode Strasberg développée au sein de l’Actors Studio, il n’essaie jamais de totalement disparaître, de se faire oublier. Il est et il n’est pas à la fois. Ses personnages sont un subtil mélange entre le rôle tel qu’il a été écrit par le metteur en scène et ses scénaristes, et son moi profond.
Ceux qui l’ont côtoyé expliquent qu’avant de tourner, il apprend son texte de manière très précise et qu’il passe des heures à le répéter en boucle, comme s’il récitait des mantras, jusqu’à trouver sa musicalité profonde et à en oublier quasiment le sens. Une fois sur le plateau, il aime les premières prises, il adore surprendre, trouver un geste, ajouter quelques mots ou en supprimer. Apporter sa touche. Ses partenaires à l’écran, comme les réalisateurs qui le dirigent, vont avec lui de surprise en surprise. Olivier Assayas se souvient que, lors du tournage d’Irma Vep (1996), il avait caché une bouteille de Coca afin de pouvoir soudainement l’empoigner et en boire une gorgée au beau milieu d’une scène.
Qu’est-ce que le cinéma?
Dans Le pornographe, il joue un réalisateur de films pour adultes très avertis qui ne comprend plus l’époque qui l’entoure. Bonello semble avoir lui aussi cette idée qu’il vit dans son propre espace-temps, qu’il est constamment perdu. Dandy début de siècle dans les années 60, il ressemble dès les années 90 à un intellectuel post-soixante-huitard. Un intellectuel, voilà d’ailleurs comment il souhaite être perçu, avouait-il y a deux ans à la revue So Film, le seul média à avoir réussi, probablement après de longues semaines de subtiles négociations, à le faire réellement parler.
A Cannes, en 2001, il pose devant les photographes avec à la main Qu’est-ce que le cinéma?, un ouvrage théorique signé André Bazin (1918-1958), un des pères de la critique cinématographique. Quand, à 14 ans, on se retrouve à fréquenter la rédaction des Cahiers du Cinéma et que Truffaut vous présente Godard, Rohmer et Rivette, forcément, ça vous marque. Profondément. D’autant plus lorsqu’on devient alors l’un des visages les plus connus de la Nouvelle Vague, dont on restera à jamais l’une des plus vives incarnations.
On imagine que Jean-Pierre Léaud doit avoir des choses passionnantes à dire sur le cinéma, son histoire et sa grammaire, sur le romanesque chez Truffaut ou le politique chez Godard, ou encore sur la façon singulière qu’il a de s’amuser littéralement avec la caméra et d’irradier l’écran. Dommage qu’il n’arrive pas à les extérioriser. A Locarno, il devrait évoquer sur la Piazza sa première rencontre avec Truffaut, ce père spirituel et de substitution dont il n’est jamais arrivé à faire le deuil… A suivre.