Mythe. Héros helvète par excellence, Guillaume Tell occupe une place de choix dans notre inconscient collectif. A l’occasion de la nouvelle traduction du cinglant «Guillaume Tell pour les écoles» de Max Frisch, son préfacier, l’écrivain Bernard Comment, s’interroge sur notre rapport à la mythologie nationale.
Bernard Comment
La Suisse est un pays hautement mythologique, si l’on entend par mythologie un objet ou un récit capable de rassembler une communauté, de la façonner et de lui donner des repères rassurants. Considérez le cervelas, par exemple. Ce beau cervelas luisant, arqué, solide, qu’on retrouve avec une joie profonde, sans doute liée à l’enfance, lors des mi-temps de matchs sportifs (avec une épaisse tranche de pain et de la moutarde posée sur un carton blanc rectangulaire), ou lors de tout pique-nique familial digne de ce nom, pouvant en ce cas aller jusqu’à un étrange retour mimétique vers l’animal d’origine: lorsqu’on cuit au bout d’une baguette le cervelas entaillé en quatre à chacune de ses extrémités, une convulsion presque instantanée lui fait prendre la forme du pied de cochon. On se souvient que, dans un passé récent, les autorités fédérales n’ont pas hésité à mettre en place une task force lorsque l’utilisation du boyau protecteur a été remise en cause et même interdite par Bruxelles, pour des raisons hygiéniques qui ne faisaient pas le poids face à la perte de saveur occasionnée. Car la peau du cervelas, avec son odeur fumée, est constitutive du plaisir qu’on prend à le manger. Le slogan, à l’époque, était clair: qu’on nous laisse notre cervelas, dans toutes ses caractéristiques, même si les boyaux étaient désormais importés d’Amérique du Sud: on le sait, le mythe par nature dépasse les contradictions.
Il y a aussi, bien sûr, le chocolat, et tout particulièrement le Toblerone. Je me souviens de mon enchantement, lors d’une visite de l’usine il y a environ quinze ans, à découvrir le troupeau de vaches qui jouxtait opportunément et bucoliquement le site de production où de petites mains aux visages masqués veillaient au bon déroulement des tapis automatisés. Une image d’Epinal? Non, simplement une illustration du modèle suisse, soucieux des détails.
On garde en mémoire la remarque blessante d’Orson Welles dans le Troisième homme, quand il dit que la civilisation florentine, construite à coups de guerres intestines, d’assassinats, de trahisons sanglantes, avait produit les chefs-d’œuvre de la Renaissance, alors que la Suisse, paisible et neutre, n’avait inventé que l’horloge coucou. Pourtant, cette longue tradition du comput des heures jusqu’au plus infime fragment de seconde continue d’alimenter une industrie prestigieuse et prospère. La montre suisse a survécu à tous les ersatz de précision bas de gamme (le quartz…) et continue de briller au firmament des objets de luxe les plus convoités.
On pourrait y ajouter les banques, certes malmenées depuis quelques années dans le chahut mondial, mais offrant une qualité de service incomparable avec la médiocrité des voisins français ou italien.
Et puis, il y a l’ordre, la propreté. Et la discipline. Et la solidité durable (on en veut pour preuve les constructions architecturales du dernier demi-siècle, dont la résistance au temps est bien différente en Suisse que chez ses voisins, à l’exception éventuelle de l’Allemagne).
Bref, il y a chez tout Suisse un certain nombre de signes d’excellence (je n’oublie évidemment pas le couteau), qui peuvent parfois engendrer un sentiment de supériorité. «Il n’y en a point comme nous.» Mais ce sentiment est doublé d’un autre, qui tient à la petitesse du territoire et de la population. Face aux grandes nations qui l’entourent, la Suisse ne peut se rêver qu’en David face à Goliath. Et c’est le rôle que l’histoire lui a en effet donné.
Sur le chemin de l’état fédéral
Depuis le nouveau Pacte fédéral de 1815 et le traité de Versailles, elle jouit du fameux statut de neutralité active et doit coûte que coûte défendre ses frontières (comme ce fut le cas en 1871 à la suite de la défaite de l’armée Bourbaki à Héricourt, quand l’armée française de l’Est put finalement franchir la frontière à Verrières à la condition de déposer toute arme au préalable: on peut en éprouver le vibrant souvenir en allant voir le panorama Bourbaki de Lucerne, et cette résistance à l’armée extérieure est aux fondements d’un autre mythe, la «Mob», mobilisation des troupes aux frontières, avec notamment le dispositif de défense antichar où l’on retrouve le chocolat Toblerone qui a donné sa forme aux éléments coulés dans le béton, une forme empruntée à l’éternel Cervin dont les faces parfaitement taillées semblent tout droit sorties d’une usine de montres).
En 1848, la Suisse est sortie d’une guerre civile (le Sonderbund) par le triomphe du radicalisme. Cette révolution radicale avait échoué partout ailleurs en Europe (Allemagne, France, Italie) et engendré un fort afflux de réfugiés politiques. L’Etat fédéral allait pouvoir se mettre en place. Il produira alors une architecture, une administration, un réseau ferroviaire souvent spectaculaire. Mais il lui manquait un mythe, une profondeur historique.
C’est à cette époque (celle de la constitution des nations et, disons-le, des nationalismes) qu’apparaît un impressionnant arsenal de mythes et légendes: la civilisation lacustre, les Alpes comme mère originaire, un petit traité d’intérêt local parmi d’autres entre les cantons d’Uri, Schwyz et Unterwald institué en acte fondateur de la Suisse, un 1er Août d’invention récente à la demande des Suisses de l’étranger, et toutes sortes de folklores réactivés ou partiellement inventés pour les besoins de l’appartenance identitaire. Et c’est là que Guillaume Tell, variante rocailleuse et musculeuse, voire taiseuse, de David, acquiert toute sa dimension. Il est le fier-à-bras excellent tireur qui prend son courage à deux mains, et quelles mains, pour braver l’autorité inique et même cynique (selon la tradition officielle) de l’occupant habsbourgeois.
La figure protectrice
Depuis, sa puissance mythologique n’a cessé de gonfler. Souvent représenté avec une barbe hiératique et un corps sculpté dans le gneiss, il est aussi parfois réduit à son emblème, l’arbalète, dont on a fait depuis des lustres le sigle même de l’excellence et du «made in Suisse». On ne trouve sans doute pas d’équivalent à Guillaume Tell dans d’autres cultures, du moins européennes. Les Français ont dû inventer Astérix. Et les Belges Tintin. Mais Guillaume Tell, nous dit-on, a quant à lui bel et bien existé. Il est le père absolu de la nation, ou plutôt, de la Confédération. C’est la figure protectrice, rassurante. La valeur refuge. Il est celui qui, par son nom même, dit la qualité d’opprimé (un petit peuple) et de révolté (un peuple qui s’approprie son destin). Ce n’est pas un hasard s’il est la figure la plus répandue du pays, et le symbole auquel on a eu régulièrement recours dans les moments de crise (notamment la crise monétaire et numéraire de la Première Guerre mondiale).
En racontant avec une apparente innocence l’histoire de Guillaume Tell sans rien changer des éléments narratifs, mais en adoptant un point de vue extérieur (avec une certaine compréhension pour Gessler, souffrant de migraines, allergique au fœhn, affaibli par une crise de foie, en but aux provocations locales de cette Suisse centrale assez âpre et rugueuse, et impatient, ô combien impatient, de rentrer à Vienne pour y retrouver tous les raffinements de la vie de cour), en entrelardant par ailleurs son récit de considérations philologiques soulignant les emprunts, les flous et les contradictions du mythe, Max Frisch posait mine de rien une véritable petite bombe dans l’imaginaire suisse. Ce livre, malicieusement intitulé Guillaume Tell pour les écoles, est un chef-d’œuvre de littérature et d’intelligence. Il honore pleinement le rôle dévolu par Roland Barthes à l’intellectuel, à savoir établir en toutes circonstances une distance entre une société et ses convictions ou ses croyances.
On a qualifié l’auteur, à l’époque et entre autres gentillesses, d’unschweizerisch (non suisse) ou de Nestbeschmutzer (celui qui crache sur son nid). Il est au contraire celui qui me semble permettre de vivre au mieux la suissitude, avec connaissance, distance et humour. A ce titre, il faut remercier vivement l’éditeur Héros-Limite (un nom prédestiné) de rééditer enfin ce livre formateur et stimulant. Max Frisch était architecte de formation, son Guillaume Tell est un petit bâtiment étrange et solide qui traversera les siècles. Tout bon citoyen suisse se doit de l’avoir chez lui.
Bernard Comment
Ecrivain, éditeur, traducteur, il est l’auteur de nombreux ouvrages et a reçu plusieurs distinctions, dont, en 2011, le prix Goncourt de la nouvelle pour le recueil intitulé Tout passe. Directeur de la collection Fiction au Seuil.