Poésie. Le Genevois publie «Chut…», recueil de poèmes dépouillé et émouvant. Il trace une voie pour vivre différemment, dans une société épuisée par sa propre exhibition et ses peurs.
Comment faire du silence un ami? Vahé Godel, riche de soixante ans de poésie, a peut-être trouvé la réponse. Son œuvre, ce sont 34 recueils, romans et récits, et plus de 60 plaquettes publiées avec le concours de plasticiens… Sans oublier son travail de traducteur, de passeur entre l’arménien et le français (10 volumes dont des anthologies parues chez Albin Michel ou La Différence).
Il débute en littérature en 1954 avec le recueil Morsures. Depuis, Starobinski, Butor ou Bouvier ont salué son talent. Tout cela pour arriver, en 2014, à Chut… Voilà un titre ironique pour un écrivain. Parce que ce livre marque une étape importante, il a choisi de le faire paraître en reprenant, dans le même volume, un recueil de jeunesse, Rouages, imprimé à compte d’auteur en 1963. C’est à Rouages qu’il fait débuter véritablement son œuvre. Ce qui précède, trop influencé par Aragon ou Eluard, n’était pas assez personnel.
On a l’impression d’une boucle qui se referme. Ou d’un livre en miroir. Il est très touchant de voir le poète d’aujourd’hui répondre à celui qu’il a été. Dans Rouages, le jeune Godel, 32 ans, a peur de la mort. Le monde qu’il traduit est menaçant, noir. A 83 ans, même s’il a conscience que le jour «baisse à vue d’œil», il préfère se laisser enivrer par l’obscurité, sans pathos. «Le vide est ma demeure.» Dans ces pages, il s’abandonne, s’oublie, se déleste de ses peurs.
«L’arménité»
Ce regard à la fois aux cœur des choses, et en dehors, il le doit peut-être à sa famille. Pour le comprendre, il faut revenir à ce qui le constitue, ce double héritage. «Vivre entre plusieurs langues a développé mon oreille.» Il faut une ouïe fine pour écouter le silence… Son père, Robert Godel, était originaire de Domdidier dans la Broye fribourgeoise. Fils d’une mère concierge et d’un père maître d’hôtel, il a attiré l’attention des employeurs de ses parents, les aristocrates genevois de la Grand-Rue. Ces derniers ont encouragé ses aptitudes intellectuelles étonnantes. Il deviendra professeur de latin à l’Université de Genève. Avant, il enseigne à Istanbul pendant sept ans, apprend le sanscrit, l’hébreu, le turc, le persan… Mais c’est une autre langue encore qui a sa préférence. Il épouse une Arménienne issue de la bourgeoisie moyenne, qui a connu la déportation en 1915.
Vahé Godel naîtra à Genève. «Vahé», c’est l’équivalent d’Hercule dans le panthéon arménien. Pour l’obliger à pratiquer cette langue qu’il aime tant, son père refusera de lui parler français. Plus tard, le jeune Vahé, en quête de liberté, s’essaiera au droit. Sans succès. «Ce n’était pas pour moi. Alors j’ai fait les lettres et je suis devenu enseignant, comme mon père, inévitablement.» Il sera professeur de français au collège Calvin, puis au collège Voltaire. Parallèlement, il trouvera sa voie dans l’écriture. Comme son frère, Armen, de dix ans son cadet.
La voix du silence
Notre société cherche à plaire, s’exhibe, s’agite pour masquer la peur de la mort et du vide? Vahé Godel choisit une direction opposée, nuancée. Chez lui, le vide est fécond. Mais son dépouillement joyeux n’a rien d’un détachement. Au contraire, il s’agit d’être là, pleinement, au cœur de l’instant. «C’est une de mes composantes, l’abandon», commente l’intéressé dans son appartement genevois. Une ascèse qui rejoint le mysticisme, pour mieux se laisser imprégner par le réel? «J’ai des démangeaisons mystiques», s’amuse cet agnostique qui a traduit Grégoire de Narek, un théologien arménien du Xe siècle.
Chut… est dédié à une femme, Sylvie, qui partage dorénavant sa vie. Une renaissance, après le deuil de sa seconde épouse en 2011.
Il sait que notre temps est compté, alors il va à l’essentiel. Mais l’essentiel n’est pas forcément là où on croit. Ce peut être simplement dans le fait de regarder «une femme effleurer les murs», ou «un geai regagner la chênaie». Il s’agit de «saisir l’absence à bras-le-corps / remettre en jeu / ce qui nous reste / effacer peu à peu / toutes traces de la mort / – vivre (survivre) / dans tous les sens».
«Chut...» précédé de «Rouages».
De Vahé Godel. Empreintes, 83 p.
Clik here to view.
