Trajectoire. De squatteur sans-papiers à directeur du Théâtre Kléber-Méleau: la saga du créateur helvético-colombien résonne comme une ode au métissage
«Cette énergie, cette révolte, ce potentiel créatif, c’était à Genève et nulle part ailleurs. Je crois que cette ville a vécu, avec le mouvement des squats des années 90, un de ses grands moments historiques: il n’y a pas que Rousseau…» Il y a aussi Omar Porras. Chemise blanche immaculée, Borsalino en paille, l’homme vous parle, mais c’est le ciel qu’il regarde. Comme si, avec ses mots projetés là-haut, son histoire s’écrivait à mesure, en grandes lettres de vent, sur l’immense page bleue.
L’épisode le plus récent de cette histoire vient de s’écrire: le metteur en scène et chef de troupe helvético-colombien succède à Philippe Mentha à la tête du Théâtre Kléber-Méleau à Renens-Malley. Tant mieux pour Lausanne et son agglomération, tant pis pour Genève, qui n’a pas su retenir ce créateur génial dont elle a pourtant si vite et si bien reconnu le talent. Entre le moment où Omar Porras, saltimbanque immigré sans permis de séjour, crée son premier spectacle dans le squat du Garage (Ubu roi, 1991) et celui où il est invité à travailler sur la scène de la Comédie (Othello, 1995), il se passe quatre ans à peine. Suivront des succès en cascade et une spectaculaire reconnaissance internationale. La montée en reconnaissance de sa troupe, le Teatro Malandro, relève, dans ces années fondatrices, de la «fulgurance», dit la comédienne Anne-Cécile Moser, reconnaissante d’avoir vécu cette période intense et enchantée: «L’histoire d’Omar, c’est un conte de fées.» Par la magie de l’art, la grenouille sans-papiers est devenue prince de la scène.
Bogotá, l’univers en héritage
Ce conte-là est d’abord une fable de l’immigration et une ode au métissage. Elle commence à Bogotá, dans une famille pauvre qui se bricole une vie avec ce qui se présente. «De maçon à mineur, mon père a fait toutes sortes de jobs», raconte Fredy Porras, le frère cadet, qui a rejoint Omar en Suisse en 1989 et travaille régulièrement à ses côtés comme scénographe et concepteur de masques. L’esthétique Malandro doit beaucoup à Fredy: née de la récup, durablement marquée par l’esprit de bricolage et profondément en écho avec le bagage culturel des deux frères. «Notre mère avait le type amérindien et venait des hauts plateaux, notre père était beaucoup plus métissé et venait des terres basses, raconte encore le scénographe: entre leurs deux villages d’origine, il y avait 2000 mètres de dénivellation. Ils étaient à l’image du pays: la Colombie, c’est d’abord une incroyable diversité de populations, un grand brassage humain et culturel.» C’est cette diversité qui fonde l’identité colombienne : «Ma culture est un héritage universel», ajoute Omar.
Les parents ont financé les études des garçons jusqu’au bac; plus loin, ils ne peuvent pas. L’excellence sportive de Fredy – il a été vice-champion national d’athlétisme – lui vaut une bourse pour l’université. Omar veut être acteur. «J’ai grandi dans une société marquée par de violents contrastes, où seule une élite accède à l’éducation et à la santé. Ce déséquilibre m’a interrogé. J’aurais pu devenir guérilléro, je me suis tourné vers l’art. Sachant que je n’allais rien recevoir, j’ai décidé de cultiver en moi cette lumière qui est en chaque être humain mais que tous n’ont pas la hardiesse de soigner.»
Il veut être acteur mais il échoue à l’examen d’entrée à l’école de théâtre du district de Bogotá. C’est donc par défaut qu’il postule à l’école de danse moderne, où il suivra sa seule année de formation proprement académique. Le reste de sa quête artistique ressemble à une scénographie du Teatro Malandro: un assemblage d’éléments hétéroclites traversé par une puissante intuition. Au final: une cohérence, une méthode.
Paris, l’école de la rue
C’est à Paris que s’écrit le deuxième chapitre de la saga d’Omar Porras. Rencontres marquantes avec Ariane Mnouchkine, Ryszard Cieslak, Peter Brook, panachées d’un bref mais intense séjour chez Grotowski, seigneur et maître du travail corporel, dans la «sacralité monastique» de sa retraite toscane.
Mais sa meilleure école, le nouveau directeur de Kléber-Méleau n’a cessé de le répéter à ses acteurs, a été la rue: ce lieu d’origine du théâtre, et qui exige le meilleur de l’artiste car le spectateur n’y est pas captif, n’a rien payé et ne paiera que si ça lui chante. La rue, le métro. Dans les wagons parisiens, entre Châtelet et Concorde, Omar Porras affûte des spectacles de marionnettes de deux minutes quarante. Par exemple, des adaptations miniatures de Carmen ou de Cabaret: «Je devais tout faire entre deux stations: le spectacle et le passage du chapeau, avant que le trajet ne finisse», raconte-t-il dans un beau livre d’entretiens paru chez Actes Sud*. Il y explique aussi comment le théâtre de rue lui a appris à travailler dans un «déploiement de tous les sens»: pour séduire le public comme acteur et, comme clandestin, pour sentir venir le danger d’expulsion.
Circonstance aggravante: le saltimbanque qui, depuis Paris, promène, dans la seconde moitié des années 80, son clown et ses marionnettes de Berlin à Barcelone est porteur d’un passeport colombien, «l’objet le plus hallucinogène du monde, surtout pour un douanier».
Fredy confirme que son frère n’a pas toujours été accueilli à bras ouverts: «Omar a été refoulé plusieurs fois à la frontière, en voulant entrer en Suisse.»
Mais, en cet été de virage existentiel, lui-même n’est pas chaud pour évoquer le passé. La rue, «je l’ai beaucoup racontée». Ses débuts clandestins, les circonstances de sa naturalisation? «Tout s’est bien passé. Franchement, je n’ai pas de mauvais souvenirs.» Sur Genève non plus, qui a, dernièrement, réduit son soutien au Teatro Malandro au point de menacer l’existence de la troupe, il ne dira pas un mot de travers. Le prince de la scène a appris la diplomatie.
Genève, permis de rêver
C’est vrai aussi qu’au bout du compte, tout s’est bien passé pour lui, y compris avec les douaniers suisses. «Je n’avais pas de permis de séjour, mais j’avais le permis de rêver.» C’est à Zurich, en tournée de rue européenne avec son spectacle de clowns, qu’il a rencontré Marion Speck, qui deviendra sa femme, la mère de ses deux enfants et sa complice en création durant les premières années du Malandro. Des années qui ont vu s’affirmer la méthode de travail signée Porras: «C’est un travail du corps, très brut, extrêmement exigeant, qui joue sur l’épuisement, raconte Anne-Cécile Moser. Un travail qui demande un engagement au-delà de la norme, mais qui laisse à l’acteur une grande liberté de création.» Travail corporel, travail du masque, improvisation. Chaque acteur connaît tout le texte car, au départ, personne ne sait qui jouera quoi. Les acteurs sont «comme les instruments d’un orchestre», dit encore Anne-Cécile Moser, qui a fait partie de la troupe jusqu’en 2002, dans l’aventure d’un engagement total, l’enchantement des tournées internationales, les engueulades homériques. «On était des survoltés de la création, des sauvages, des bâtards. Malandro, c’était du feu. Ça ne pouvait pas continuer dans cette intensité, il y a eu des cycles, et c’est normal.»
Au tournant du millénaire, la troupe a connu la fin d’un cycle, une crise qui a failli la mener à la disparition. On devine que vis-à-vis de sa créature, le maître du Malandro peut se montrer tyrannique. «Il n’y a rien de pire que les dictateurs de l’amour», dit, dans un documentaire** que la RTS a consacré à Porras en 2008, René Gonzalez, le regretté directeur du Théâtre de Vidy, qui l’a admiré et soutenu. Ay! QuiXote, en 2001, fut le spectacle de la renaissance après la crise.
La fable d’Omar Porras est aussi, sur le plan artistique, celle de la créativité nourrie de la nécessité. Ne pas savoir le français en arrivant à Paris l’a poussé vers le travail corporel, amorcé à l’école de danse de Bogotá où il était entré par défaut. Et, au-delà, au déploiement de toutes ses potentialités expressives non verbales. Ne pas avoir eu accès à une formation académique l’a amené à glaner l’apport de plusieurs maîtres, et, de la quête du fil rouge entre tous ces enseignements, il a fait une méthode et un style. Ne pas avoir un sou pour monter ses premiers spectacles l’a conduit, dans les banlieues genevoises, à ramasser, dans les tas de déchets encombrants, les tuyaux, caisses et vieux tissus destinés à créer une scénographie. «Peu à peu, les moyens sont venus et on a travaillé dans de meilleures conditions», note Fredy. Ces dernières années, l’esthétique du Malandro s’est épurée, c’est très net dans la dernière création de la troupe, La dame de la mer. Une vraie merveille, où l’on voit que le relatif confort de création n’a pas fait perdre son âme aux mises en scène d’Omar Porras: ce qu’elles ont perdu en sauvagerie, elles l’ont gagné en subtilité et en humour. Transformation réussie.
Lausanne, un nouveau cycle
Un nouveau cycle commence, et les questions qui vont avec: le chef de troupe réussira-t-il sa transformation en directeur d’institution? Va-t-il s’entendre avec Vincent Baudriller, le nouveau directeur de Vidy, pour continuer, voire intensifier, la collaboration entre les deux théâtres? Et le Teatro Malandro, que va-t-il devenir puisque c’est l’homme Porras, et non sa troupe, qui est convié sur terre vaudoise?
Aucune de ces questions ne trouble le prince de la scène, qui répond d’un grand geste inclusif, quoique évasif: «La compagnie dans son entité ne sera pas là, mais l’esprit du Malandro oui, car là où est Omar Porras, le Malandro est aussi», lâche-t-il, tel un sphinx malicieux. Cet esprit, il veut l’étendre, le faire «fructifier», en collaborant «bien sûr» avec les théâtres de la région lausannoise mais aussi en conservant des liens avec cette Genève qui lui a permis d’émerger: «Je veux ouvrir toute grande la porte de cette nouvelle maison qui m’est confiée et j’aspire à travailler avec les deux cantons. Nous allons créer une grande troupe romande!» Côté Vidy, Porras n’exclut rien mais n’affiche aucune complicité particulière avec «monsieur Baudriller».
Le garçon pauvre qui voulait faire du théâtre a 50 ans. A Bogotá, il a créé un centre de formation pour techniciens de la scène, ouvert aux jeunes exclus et victimes de la guerre. Mais c’est ici qu’il veut poursuivre son «œuvre», en posant, sous un nouveau toit, sa valise débordant d’univers différents. Son plus grand atout, comme directeur de théâtre, est peut-être son souci de captiver tous les publics. Et celui des institutions comme Kléber-Méleau, fidèle mais vieillissant, a bien besoin d’un apport de sang frais et joyeusement bâtard. A l’école de la rue, chaque passant est un prince spectateur.
* «Omar Porras». Par Luz María García. Actes Sud, 2011.
** «Omar Porras, sorcier de la scène». De Miruna Coca-Cozma. RTS, 2008.
Omar Porras
1963 Naissanceà Bogotá.
1990 Création du Teatro Malandro dans un squat genevois.
1997 Noces de sang à la Comédie de Genève, première tournée au Japon.
2006 Le barbier de Séville, première mise en scène lyrique. 2014 Grand Prix suisse de théâtre /Anneau Reinhart.
2015-2016 Première saison comme directeur du Théâtre Kléber-Méleau.