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La critique d’Isabelle Falconnier: littérature «Filles impertinentes» de Doris Lessing

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:54

De quel carnage affectif naît un écrivain? Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans cet implacable et impeccable Filles impertinentes: sur quelles ruines familiales fumantes le destin d’écrivain de Doris Lessing, née en Perse en 1919, Prix Nobel de littérature en 2007, s’est-il appuyé, élevé? Quelles névroses maternelles et paternelles a-t-elle goulûment aspirées pour les régurgiter roman après roman depuis Vaincue par la brousse en 1950 et jusqu’à L’histoire du général Dann en 2013, année de sa mort?

Publié par la revue Granta dans les années 80, ce texte, qui paraît directement en poche chez Flammarion, n’avait encore jamais été traduit. Quel choc, et quelle belle manière de dire un dernier adieu à cet écrivain à l’esprit plus libre que n’importe quel autre! Construit en deux temps, ce récit bref, limpide et dense, écrit avec un venin transformé en lucidité avec le temps, raconte les différentes étapes de la vie de sa mère, Emily Maude McVeagh, pur produit de l’Empire britannique déclinant, de son enfance dans un milieu bourgeois et glacé jusqu’à sa mort auprès de son fils en Rhodésie. Entre deux: la décision de devenir infirmière contre l’avis de sa famille, le deuil jamais fait d’un fiancé noyé, la rencontre avec son futur mari, un amputé des tranchées qu’elle soigne dans un hôpital de Londres en 1917, la Perse en 1919 pour fuir l’Angleterre oppressante, le premier enfant qui est une fille alors qu’elle espère un garçon, la Rhodésie qui la transforme en épouse de fermier isolée et déclassée, et cette fille qui grandit et qui semble la détester plus que tout au monde. Au point de rejeter toute l’éducation donnée, de se marier à 19 ans, de divorcer de suite pour un communiste qu’elle quitte tout aussi vite pour partir, sans ses enfants, en Angleterre où elle deviendra écrivain.

Passant du je au elle avec une négligence feinte, Doris Lessing plonge dans les racines de sa psyché et de sa créativité, tout en rendant avec une belle acuité la réalité souvent désastreuse de l’émigration anglaise en Afrique, de ces colons blancs qui se retrouvent à faire les fermiers en pleine brousse. On y lit sa terreur à l’idée de devenir comme sa mère, terreur partagée par une génération dont le fossé avec la génération précédente, celle qui croit encore à l’Empire, à Dieu et aux Blancs, n’a jamais été aussi large. Il a fallu à Doris Lessing «toute une vie» pour comprendre ses parents et, enfin, les aimer. Ce livre est fait de ce rendez-vous manqué.

«Filles impertinentes». De Doris Lessing. Flammarion, 136 p.

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