«Xénophobe, moi? Pas du tout, je veux seulement aider nos petits vieux à nous, qui n’osent pas ou sont trop discrets pour demander de l’aide.» La vieille dame riche de Coppet sait trouver les mots pour se justifier. Sa proposition de construire un immeuble de 24 logements «réservés aux Suisses si possible de naissance» a passé comme une bagatelle au Conseil communal: même si le syndic n’était pas fier de lui, les élus n’ont pas bronché. Ils avaient trop peur de compromettre un don de terrain qui permettra la construction d’un parking. Quand on compte les millions et les mètres carrés, on chasse vite les états d’âme.
Depuis belle lurette les thèses de Marine Le Pen sur la «préférence nationale» trouvent des échos chaleureux en Suisse. Mais la dame de Coppet va plus loin. L’amazone du Front national évite désormais la distinction entre Français et «Français de souche». Parce qu’elle a aussi besoin des voix de ces derniers. Et parce que ce clivage blesse par trop les principes d’égalité entre citoyens. La propriétaire terrienne copétane s’en bat l’œil, des principes. Pour elle, les Suisses naturalisés ne sont pas tout à fait Suisses. Elle inscrit cette discrimination jusque dans les statuts de son institution, déposés au registre du commerce et soumis à l’autorité fédérale de surveillance des fondations.
Ce n’est pas joli-joli, mais on n’y peut rien, les privés peuvent choisir avec qui ils veulent se montrer généreux. C’est ainsi qu’argumentent en chœur la commune, l’Etat, la Confédération.
Cette tolérance ouvre des perspectives. Qu’attendent les mécènes pour financer des écoles privées «réservées aux Suisses, de naissance si possible»? Et des homes pour vieux bien de chez nous? Il faudrait toutefois y admettre des étrangers pour leur torcher le derrière. Pour tondre le gazon, c’est moins grave: des robots permettent de se passer des jardiniers portugais.
Invoquer l’égalité sinon la fraternité, c’est devenu ringard par les temps qui courent, tout à la fascination du nationalisme. Mais il reste un droit intangible: celui de dire haut et fort la tristesse, le dégoût devant cette caricature de la Suisse nombriliste.
Au secours Madame de Staël (1766-1817)! Revenez dans votre château de Coppet où vous avez réuni les penseurs des Lumières, accourus de toute l’Europe. Vous connaissez la dernière? En rirez-vous? Ou entrerez-vous dans une de vos belles colères? La même désormais célèbre municipalité vient de restreindre l’accès au parc public des Rocailles, au bord du lac: il y faudra, pour pousser le portail, utiliser la carte d’utilisateur de la déchetterie réservée aux habitants de la commune. Encore une première.
Vos successeurs, chère Madame de Staël, sont aussi de beaux esprits. Le château abrite depuis 2001 le Forum européen de Coppet. Il encourage «le dialogue, la solidarité et l’innovation en s’appuyant sur l’esprit de Coppet qui a largement contribué à l’émergence d’une conscience européenne».
Les intellectuels qui débattent dans cet endroit magnifique se préoccupent peu des petites turpitudes du village. Comme à votre époque, il est vrai, chère Anne-Louise Germaine, vous fréquentiez peu les manants.
Il faut que l’on vous dise, aujourd’hui il n’y a pas que les intellectuels, les artistes, les commerçants et les soldats qui sillonnent l’Europe. Toutes sortes de gens s’établissent sans entraves ici et là. Ils font vivre aussi votre village de Coppet au même titre que les détenteurs d’un passeport rouge et blanc, les «Suisses de souche» pour utiliser une expression qui vous choquerait, vous qui, dans les salons, réinventiez l’Europe débarrassée de Napoléon.
Mais les nations, pas toujours aussi éclairées que vous le souhaitiez, tendent aujourd’hui à se replier sur elles-mêmes, prises d’effroi devant ce vaste remue-ménage ou remue-méninges. Elles sombrent alors dans une petitesse de cœur et d’esprit qui vous affligerait.
Vous seriez atterrée de voir combien les penseurs, les décideurs et ce que nous appelons maintenant les médias peuvent se montrer frileux, intimidés, impuissants devant les coups de griffe portés aux principes républicains que vous et vos amis avez esquissés avec tant d’audace.