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Amour d’épicier

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 05:56

Essai.«La liste de mes envies», adaptation du best-seller de Grégoire Delacourt, raconte sur grand écran comment la vie de Jocelyne bascule lorsqu’elle gagne au loto. L’écrivaine et philosophe constate à cette occasion que l’amour est terriblement dépendant des conditions sociales.

Si l’on était riche, on achèterait mille choses, se dit-on parfois. Et pas forcément trop chères. Celles qui nous feraient plaisir et que l’on ose à peine convoiter. Pourtant, si l’on était riche, on ne serait pas le même sujet qui désire les acquérir mais un autre dont nous ignorons presque tout, notamment les rêves et les désirs. Il en va de même de nos rapports aux personnes qui nous entourent et qui profiteraient directement ou indirectement de notre argent. En bref, alors que nous croyons le posséder, c’est en réalité l’argent qui nous possède en façonnant notre vie à sa mesure. Aussi bien la vie que nous pourrions avoir si nous étions fortunés que celle que nous avons aujourd’hui avec nos modestes revenus. Un changement brusque de position sociale nous permet d’éprouver cette emprise de l’argent sur notre expérience du monde, des autres et de nous-mêmes. De ressentir que celles-ci, aussi intenses et vraies nous semblent-elles, ne sont en vérité que des espèces de délires nés de notre position au regard de ce Dieu tout-puissant.

Voilà le problème que pose La liste de mes envies, le film que Didier Le Pêcheur vient de réaliser à partir du roman du même nom. Il nous montre comment et pourquoi le fait, pour un couple, de s’enrichir soudainement peut anéantir les plus forts et les plus sincères des sentiments amoureux. C’est l’histoire de Jocelyne, une gentille mercière d’Arras (Mathilde Seigner), mariée depuis vingt-six ans à Jo (Marc Lavoine), ouvrier qualifié dans une usine. Jocelyne aime et admire son mari, elle réussit dans son petit commerce, elle est entourée d’amies et elle a deux enfants charmants. Lorsqu’elle apprend qu’elle vient de gagner 18 millions d’euros au loto, elle est paradoxalement désespérée: Jocelyne craint à juste titre que sa douce existence ne soit vite déchirée. Elle le sera: son mari va cesser de l’aimer du jour au lendemain. Il ne supportera pas le nouveau pouvoir que l’argent qu’elle vient de gagner lui donne désormais dans le couple. Car Jocelyne n’y sera plus la figure socialement faible comme le veulent les règles de la conjugalité contemporaine et à partir desquelles le couple qu’elle forme avec Jo s’était construit. S’il ne l’aime plus, c’est parce que ce sentiment est devenu pour lui impossible. En changeant de position, sa femme l’a dévirilisé. Son couple lui renvoie désormais une image d’eunuque, d’inverti.

Au désamour va s’ajouter un terrible sentiment d’humiliation qui le poussera à se venger de son épouse. Il va lui montrer qu’elle est un être sans valeur en tant que femme. Comme si le fait, pour Jocelyne, d’être devenue plus puissante socialement que son mari était pour ce dernier équivalent à un changement de sexe. Comme si son épouse était devenue un homme. Alors que, si elle avait commis un crime très grave ou qu’elle avait perdu la raison, Jo aurait sans doute continué de l’aimer.

La liste de mes envies a le courage de se fonder sur une théorie de l’amour réaliste. Ce sentiment n’y est pas présenté comme ayant une force magique permettant de dépasser tous les obstacles sociaux imaginables pour se rendre possible, comme c’est si souvent le cas dans les œuvres cinématographiques. Le film montre au contraire que l’amour est dépendant de certaines conditions sociales sans lesquelles il ne peut ni commencer ni survivre, notamment celle de l’infériorité des femmes. Tout au moins l’amour qui a lieu dans cette institution si particulière qu’est le couple. Cela ne lui enlève en rien sa force, sa sincérité ni sa réalité dans la durée. Voilà donc l’étrangeté de la conjugalité contemporaine, qui rend compatibles les élans du cœur les plus authentiques et les plus sombres calculs d’épicier. Comme si l’amour qui a lieu au sein du couple était un sublime oiseau qui avait les ailes enfoncées dans la boue.

Pourra-t-on inventer un modèle de conjugalité qui permette à l’amour de ne plus dépendre du moindre calcul tel que nos idéaux semblent nous le commander? Ce sera sans doute le cas quand les hommes et les femmes seront socialement égaux, quand les enfants ne seront plus élevés au sein des familles nucléaires mais dans des groupes plus larges, quand les différences de classe s’adouciront. Mais aussi quand les formes de sociabilité seront si riches, si multiples et si intenses que l’on ne fera pas du couple ce bâton précaire dont nous nous servons pour lutter contre la solitude. Le couple sera alors une institution dépourvue des fonctions sociales et psychologiques pesantes qu’il a aujourd’hui, et il deviendra un cadre dans lequel l’amour pourra enfin sortir ses ailes de la boue, les déployer et s’envoler. Et peut-être qu’au lieu de la monogamie, ce couple à venir choisira le polyamour pour que les sentiments qui naîtront en son sein une fois déclenchés ne meurent plus. Il n’empêche: pendant que nous attendons l’arrivée de ce nouveau monde amoureux, les couples qui tiennent à rester à ensemble – comme c’était le cas pour Jocelyne et pour Jo – devraient éviter par tous les moyens de jouer au loto.

La liste de mes envies. De Didier Le Pêcheur. Avec Mathilde Seigner, Marc Lavoine, Frédérique Bel. France, 1 h 38.

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Frenetic Films
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