Face-à-face. Jean-Louis Kuffer publie avec «L’échappée libre» le cinquième volet de ses «Lectures du monde», fresque littéraire et documentaire qui couvre sur 2000 pages les années 1973 à 2013. Julien Burri s’est ennuyé, Isabelle Falconnier non.
«Cette fausse modestie, sous ses airs de bonhomie complice, traduit un immense besoin de reconnaissance.»
Julien Burri
Soporifique. A la fin de ce volume de Lectures du monde, un sentiment domine: l’ennui. Parce que Jean-Louis Kuffer y parle peu des livres et du monde. A la place, que fait-il? L’ermite en son chalet (La Désirade), lecteur de l’essentiel (Proust et Dostoïevski – pardon, «Dosto», comme il le surnomme) – se met en scène avec coquetterie. Il passe une heure avec Philippe Sollers? Il ne décrit pas Sollers, il se décrit observant Sollers. S’il parle d’une éditrice de Fayard, c’est pour répéter qu’elle a comparé son entreprise au Journal de Stendhal… Si Jean Ziegler le qualifie de génie littéraire, cela le gêne, mais, au fond, semble lui plaire. Enfin, JLK parle d’«un certain JLK»… Cette fausse modestie, sous ses airs de bonhomie complice, traduit un immense besoin de reconnaissance.
Le critique littéraire qui a toujours conspué bas-bleus et bien-pensants finit par leur ressembler. Il est devenu institutionnel (donnant des conférences sur Jacques Chessex, mandaté par la Confédération) et conventionnel. Il adopte un ton professoral (ces pages sur le même Chessex ont la raideur d’un dictionnaire). C’est peu incarné… Pas de sang, pas de chair. Le voici, à la place, qui peste contre les échangistes qui viennent troubler ses vacances sur les plages naturistes du Cap-d’Agde.
Comme dans un nouveau Dictionnaire des idées reçues, il débite les clichés. Rembrandt? «La chair sublimée.» Houellebecq? «S’est signalé par une perception nouvelle de la réalité contemporaine.» Quel vide, quelle angoisse cette prose déroulée au mètre essaie-t-elle de faire oublier? Ces phrases pompeuses, faussement familières, voudraient retenir le lecteur. Elles disent la solitude. C’est cela, le noyau. Si seulement JLK osait écrire sur lui, vraiment. Sur sa conception fusionnelle de l’amitié, par exemple. Cela donnerait probablement un livre intéressant. Que Jean-Louis Kuffer parle de lui, sans fard, ou qu’il se taise.
«Quel homme, quel livre. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans.»
Isabelle Falconnier
Extraordinaire. Quel homme, quel livre. Quels hommes plutôt! Quels livres, rassemblés en un seul long fleuve de 400 pages. Entrer en Kufférie, c’est rencontrer le journaliste qui lit comme d’autres respirent et converse avec tous les écrivains du moment, l’écrivain qui ne laisse pas passer une journée sans prendre la plume, galère pour trouver un éditeur, se fâche avec Dimitrijevic ou Campiche, trouve Rebetez ou Morattel, le lecteur fou de Dostoïevski soudain pris de fougue pour Sollers ou Houellebecq, le compagnon aimant de sa «bonne amie», le père de ses grandes filles, l’ami exigeant, le nomade qui baguenaude à Rome ou à Tunis, l’ermite heureux dans sa Désirade surplombant le Léman, le bon vivant qu’un verre ou un séjour naturiste au Cap-d’Agde rendent heureux et, surtout, surtout, le témoin de la vie culturelle foisonnante dans laquelle il est immergé: romande bien sûr, suisse évidemment, parisienne autant qu’européenne.
Bien sûr, je suis ravie de figurer entre «Ezine Jean-Louis» et «Fallois Bernard de» dans son index, mais mon ego n’aveugle pas l’essentiel. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans, de raconter la mort de Chappaz, Dimitrijevic ou Chessex, la naissance d’écrivains comme Aude Seigne, Quentin Mouron ou Max Lobe, de prendre au sérieux cette histoire littéraire non comme un sociologue ou un universitaire mais comme un être de chair imbibé de cette matière, qui la vit comme si la littérature lui coulait dans les veines et sa vie en dépendait, avec démesure, outrance, hypersensibilité, lucidité, modestie, patience et panache. Raconter au lecteur d’aujourd’hui, transmettre aux générations futures, ne pas oublier, rester vivant – rien de moins que sens de l’écriture. Sur 400 pages, ce patchwork de textes alternant journaux intimes, récits de voyages et chroniques littéraires coule comme un fleuve, reflet exact de la vraie vie lorsqu’elle n’est pas ailleurs.