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Marie Perny: romancière de fil en aiguille

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Jeudi, 8 Mai, 2014 - 06:00

Trajectoire. Elle publie un premier roman superbe. Mais elle est aussi accordéoniste, comédienne, chanteuse, parolière. Et plasticienne-brodeuse de mots sur draps. Parcours d’une «artiste multitâche».

La première fois que j’ai vu Marie Perny, c’était dans les yeux de son homme. Henri Barbier, mon ex-prof de dessin devenu ami, venait de tomber amoureux d’une Française de passage. Une accordéoniste-chanteuse-clown en tournée avec deux autres supernanas sous le label «Classées X»: un spectacle de sketches et chansons drôle, pêchu, irrésistible, passé en quatre ans des trottoirs de Bordeaux à l’Olympia de Paris.

Mais au printemps 1985, Marie n’était pas à l’Olympia: remplacée à la dernière minute pour cause de divorce avec le groupe. L’arrivée d’un homme dans sa vie avait cassé l’équilibre symbiotique du trio de filles, c’était elles ou lui: «Et je savais qu’il ne fallait pas que je rate Henri.»

La première fois que j’ai vu Marie Perny en chair et en os elle était donc devenue Lausannoise. Nous buvions des cafés le samedi au marché au sein d’un groupe d’amis à dominante «arts plastiques». Les soirs de fête, elle sortait son «biniou» et chantait, sur un air de musette, le destin fatal qui frappe inexorablement les filles distraites du droit chemin. Plus on applaudissait, plus ses sourcils se levaient en une sorte d’étonnement ravi. Même sans maquillage, Marie a un air de Pierrot lunaire.

Comme les autres, j’ai tout de suite aimé cette femme si douée, si peu gonflée. Pas une Parisienne, pour sûr. «Mon pays, c’est la France profonde», répète d’un air humble cette fille de Pontarlier. «Les napperons sur la TV, les tapisseries petits points avec bouquets de fleurs et cerfs dans la forêt, tu vois?» Je voyais un peu, à l’époque. Mais c’est surtout quand j’ai vu, avec ses draps brodés, la tournure déjantée qu’elle donnait à cet héritage que j’ai écarquillé les yeux.

Où elle fait de belles rencontres

Mais avant de parler des draps, quelques images de scène. Par exemple, celle de Marie Perny et Heidi Kipfer, en costard-cravate, dans Histoires d’hommes (1990), le premier spectacle du Théâtre musical cofondé par elles. L’image m’est revenue il y a deux ans, lorsque je suis allée voir Le mâle entendu de Nancy Huston. L’idée de base était la même, à savoir interviewer des hommes et mettre leurs propos en scène et en musique. Mais, il faut le dire, le spectacle du Théâtre musical était, des deux, le meilleur: il avait l’humour en plus.

Dès que Marie Perny est arrivée en Suisse, les belles rencontres ont commencé. Celle de Heidi Kipfer, justement, celle de Daniel Perrin, compositeur et musicien, qui l’entraînera de la musette au jazz avec le groupe Diatonikachromatik et lui fera une place dans le popularissime Orchestre jaune. Il y aura aussi Lee Maddford, Yvette Théraulaz, bien d’autres. Chansons, spectacles, complicités. Et des succès flamboyants comme celui de l’inoubliable Perdants magnifiques en 2000.

Les rencontres de la vie, la chance qui met de belles personnes sur votre chemin – ou pas: c’est le thème du premier roman de Marie Perny, sorti ces jours. Yvette Théraulaz vous le recommande: «Il y a comme une polyphonie dans l’écriture, qui m’a bouleversée. C’est magnifique. Marie est douée pour tout, le jeu, l’écriture, la musique, une véritable charogne!»

Où elle nidifie

Avant d’écrire sur papier (à la main, toujours, le premier jet), Marie Perny a écrit sur des draps. Ecrit de fil en aiguille, en brodant du texte. La voici en 1994, quand ça a commencé. Elle est chez elle, aux Escaliers du Marché à Lausanne, enceinte de sa fille Jeanne. Elle «nidifie», comme dit sa copine Claudine. «Au début, j’ai fait ça pour m’occuper. Je viens d’un milieu paysan, d’un monde où les filles, ça ne reste pas les mains inoccupées à ne rien faire.» Alors tricot, broderie, crochet, ce dernier appris chez les sœurs catholiques de Besançon, où elle a fait son lycée.

Au début, elle a brodé les textes des autres: du Le Clézio, avec des lunes et des soleils, «un couvre-lit pour le chalet». Puis des phrases sorties d’un de ses innombrables carnets, puis des textes entiers. Deux livres en lin, ensuite le jeu avec des photos, les images qui s’éclatent. Au bout du compte, une œuvre monumentale, hors catégorie, libre, fascinante. Nicole Kunz, de la galerie de la Ferme de la chapelle au Grand- Lancy, l’a exposée en 2011: «Cette conjonction de l’écriture et de la broderie est profondément originale, dit-elle, c’est une œuvre qui petit à petit se fera connaître.» Et Henri Barbier, qui est toujours là, et la regarde faire: «La force de Marie, c’est qu’elle ne se pose pas de questions esthétiques. Elle a une idée, elle la suit. C’est comme une espèce d’improvisation, mais extrêmement longue.» Plusieurs mois pour un drap, des soirées entières comme des veillées anciennes. Les Barbier-Perny sont un couple casanier. «On est sur le canapé, je regarde la télé, elle brode. La Coupe du monde de foot, ça fera peut-être un quart de drap.»

Où elle écrit un roman

Et puis un jour, au café, après avoir sagement attendu son tour pour raconter, Marie Perny nous a annoncé la naissance de son premier roman. J’ai eu peur comme à chaque fois. Avoir des amis qui font des livres et des spectacles, c’est formidable, mais il y a toujours cette anxiété: pourvu que ce soit bien.

Il n’y avait pas de quoi avoir peur: Les radieux est un grand beau livre. Il raconte l’histoire d’un vieux peintre, dont le chemin croise celui d’un garçon en colère, qui met le feu à son atelier pour rien, pour rire jaune. Au procès, le peintre dessine le portrait du voyou et le lui donne. Car au lieu d’être en colère, il compare sa vie de privilégié à celle de l’ado fracassé et il est pris de vertige. Il se demande: «Qu’avons-nous fait de cet enfant?» et se met en tête de le sauver.

Dans ce livre, Marie Perny nous fait entrer dans la tête du peintre, et on a la grisante impression de percer une part du mystère de la création picturale. «Trente ans de vie aux côtés d’un prof de dessin, ça marque, rigole-t-elle. Henri m’a appris à regarder. C’est ma chance, cet homme.»

Depuis une dizaine d’années, l’«artiste multitâche» a arrêté la scène, sauf les bals de l’Orchestre jaune. Elle est en train d’écrire un spectacle pour Lee Maddford et en projette un autre avec Yvette Théraulaz, mais toujours en tant qu’auteure et parolière. Elle a pris un emploi à mi-temps au Musée historique de Lausanne. L’idée: gagner sa vie et se laisser le temps d’écrire. Passer du «nous» au «je», affronter son désir le plus profond: «Ecrire, c’est ça que j’ai toujours voulu faire. Mais j’ai mis tout ce temps à m’y autoriser…»

Le complexe de l’autodidacte, vous comprenez. Parce qu’il faut encore vous dire: Marie Perny voulait être prof d’histoire. Mais quand elle a découvert Bourdieu et s’est révoltée contre sa mère, cette dernière lui a coupé les vivres, finie l’université. Alors une copine lui a dit: «Viens, on va faire la manche à Bordeaux.» Ça s’est passé comme ça, de fil en aiguille.

anna.lietti@hebdo.ch


Livre
La peinture en mots

A l’origine de ce roman, un fait divers authentique: le peintre vaudois Bernard Pidoux, décédé en 2012, s’est véritablement retrouvé au procès de l’incendiaire de son atelier, a dessiné son portrait et le lui a donné. Sur cette base, Marie Perny imagine l’histoire d’une remise en question existentielle et artistique. Après l’incendie de son atelier, un vieux peintre gâté par la vie laisse tomber les ciels et les iris qui ont fait sa notoriété, se plante dans la banlieue où habite le jeune auteur du forfait et se met à dessiner des gens. On frise le roman social à l’eau de rose. Sans tomber dedans.

C’est en grande partie grâce à la construction subtile du livre, fait de voix – du soliloque au babillage – qui se stratifient et se répondent. Et à une écriture fauve, sensuelle, qui vous touche en grandes lampées de couleur. On se dit, en la savourant, que Marie Perny a réussi à mettre la peinture en mots.

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S.Enderlin
Darrin Vanselow
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