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Nicolas de Flue, la fabrication d’un mythe

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Jeudi, 25 Juillet, 2013 - 05:59

Héros d’une neutralité séculaire, la figure de l’ermite est surtout une récupération tardive du XXe siècle pour cause d’unité nationale malmenée puis d’image ternie à l’étranger.

Hans-Ulrich Jost

La neutralité, «c’est le principe énoncé par Nicolas de Flue à la Diète de Stans», déclarait en mars 1948 le chef du Département politique, le conseiller fédéral Max Petitpierre.

Voilà pour sûr une manière péremptoire d’investir ladite neutralité d’une aura ancestrale, pour ne pas dire sacrée, alors que résonnent encore les violents reproches des Alliés à l’encontre de la politique discutable de la Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale. Et un propos qui élude aussi un fait têtu: le principe de neutralité fut imposé en 1815 par les grandes puissances européennes à une Confédération helvétique moribonde…

Mais qui est Nicolas de Flue (1417- 1487), ce supposé père spirituel de la neutralité helvétique? Un petit notable paysan de la région de Sachseln (canton d’Unterwald) qui abandonna femme et enfants en 1467 pour se retirer dans la forêt du Melchtal où il mène une existence d’ermite, sans s’alimenter prétendait-on. Ce qui ne manqua pas d’attirer de nombreux curieux, issus notamment des courants de la mystique chrétienne de l’époque. Rapidement, l’ascète acquiert une réputation de saint homme et, en 1487, année de son décès, son nom figure déjà dans un guide religieux.

Quant à l’histoire suisse, elle retient à son sujet 1481, époque de la Diète de Stans évoquée par Petitpierre, lorsque l’ermite aurait contribué par ses sages conseils à dénouer une grave crise de la Confédération. Il s’agissait d’un conflit autour de l’adhésion de Fribourg et Soleure aux pactes des Confédérés, une option à laquelle s’opposaient violemment les cantons ruraux. Consulté, Nicolas de Flue aurait suggéré de chercher une entente pacifique, comme l’ont affirmé certains contemporains. Après quoi un récit historique, datant de 1537, ajoute que ce dernier aurait également recommandé de «ne pas trop élargir la barrière» ou, en d’autres termes, de ne pas trop étendre le système des alliances.

Toujours est-il que ces propos sibyllins tombent provisoirement dans l’oubli. Il faut dire que les Confédérés des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles s’assuraient un commerce juteux en fournissant chaque année des dizaines de milliers de mercenaires sur les champs de bataille permanents des rois, princes ou républiques d’Europe, et ne prêtaient guère attention à une supposée politique de neutralité.

Mais revenons à Nicolas de Flue, ou plutôt à l’évolution de sa réputation de saint ermite, dont le rayonnement investit au fil du temps les traités religieux, inspire maints artistes et suscite de nombreux pèlerinages. Une dévotion qui imprègne si durablement la conscience des habitants de la Suisse primitive qu’au mitan du XVIIe siècle, mais non sans tergiverser, les autorités ecclésiastiques décrètent sa béatification. Ajoutons que plus tard, au XIXe siècle, les Suisses d’obédience catholique adopteront fréquemment cette figure tutélaire comme emblème de leurs organisations sociales et politiques.

Quant à l’ascension de Nicolas de Flue au titre de protagoniste de l’histoire nationale et de la neutralité, elle s’amorce au cours de la Première Guerre mondiale. Pour en comprendre les raisons, il faut brièvement esquisser le contexte du moment. Formellement neutre, du moins sur le plan politique, la Suisse est profondément impliquée dans le conflit: l’industrie fournit aux belligérants du matériel de guerre, alors que les banques tirent profit de leur position privilégiée au milieu d’une Europe en feu. De surcroît, un fossé s’est creusé entre la Suisse alémanique et la Suisse romande, l’une sympathisant avec l’empire allemand, l’autre avec l’entente franco-britannique.

Faire appel à un symbole unificateur ou à une explication mythique censée redéfinir le destin de la Suisse se révélait sans doute la meilleure manière d’apaiser cette crise morale et politique. En tout cas, il n’est pas dû au hasard si la première grande biographie de Nicolas de Flue paraît en 1917 sous la plume de l’archiviste d’Obwald, qui érige le bienheureux en messager de paix et protecteur divin de la Suisse. Ainsi s’accomplit le pas qui va désormais sceller l’amalgame entre Nicolas de Flue et la neutralité helvétique.

Pour les catholiques conservateurs, très minoritaires dans les institutions politiques fédérales, la reconnaissance d’un saint homme comme héros national fut aubaine. Car on voit se développer un véritable culte politique autour de la figure de Nicolas de Flue puis se constituer, en 1927, une Ligue Nicolas de Flue comptant 11 000 membres, tandis que des écrivains tel un César von Arx illustraient la vie exemplaire du «saint héros» par des pièces de théâtre ou de grandes épopées littéraires.

La Seconde Guerre mondiale ne fera qu’intensifier le processus. En 1941, lors de la commémoration du 650e anniversaire de la Confédération, on exhibe une illustration représentant les grands hommes qui ont fait la Suisse où figurent, côte à côte dans un arrière-plan en surélévation, les portraits de Nicolas de Flue et de Zwingli – l’initiateur et chef spirituel de la Réforme protestante. Et encore, la même année, se déroule la première représentation d’un Oratorio Nicolas de Flue, composé par Arthur Honegger sur un texte de Denis de Rougemont. Même la respectable Neue Zürcher Zeitung prend part à ce credo, en glissant quelques mots sur le pieux citoyen et la neutralité dans son article pour le 1er Août 1943.

Sur ce fond prospère, deux occurrences vont parachever la fabrication de l’image nationale de Nicolas de Flue. En 1946, l’historien Edgar Bonjour sollicite un subside en vue de publier un premier volume de son Histoire de la neutralité suisse. Consulté, le Département des affaires étrangères donne son aval, mais à la condition – désormais respectée – que ce récit débute en 1481 et mentionne le rôle joué alors par Nicolas de Flue.

Puis interviendra, en 1947, l’ultime consécration: la canonisation de Nicolas de Flue par le pape Pie XII. Au moment où la politique de la Suisse durant la guerre est fortement mise en cause, c’est pour le Conseil fédéral – où dominent radicaux et catholiques conservateurs – une occasion providentielle de redorer le blason de la neutralité helvétique. Un «principe» devenu, comme par miracle, ancestral et formellement sacré.

Aujourd’hui encore, Nicolas de Flue occupe non seulement une place prépondérante dans l’esprit patriotique des catholiques, mais son exemplarité est régulièrement invoquée dans les discours des représentants du Département des affaires étrangères. Sans oublier que sa prétendue recommandation de «ne pas trop élargir la barrière» a refait surface en 1986 et en 1992, lors des campagnes sur l’adhésion de la Suisse aux Nations Unies et à l’Espace économique européen. Comme si la foi dans le saint ermite devait se renforcer au fur et à mesure que se dégradent les conditions de la neutralité helvétique.

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collection Dagli Orti
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