Pendant un an, le grand metteur en scène et réalisateur français a parrainé son jeune collègue polonais Michal Borczuch dans le cadre du Programme Rolex de mentorat artistique. Rencontre.
Evoquer l’indicible, formuler l’intangible, c’est l’ambitieux programme que nous nous étions fixé en cette belle journée de juillet, sur la généreuse terrasse d’un petit immeuble de la vieille ville d’Aix-en-Provence. Du calme, de l’eau fraîche, du temps. On le croyait du moins, mais du temps, Patrice Chéreau, 68 ans, n’en a pas tellement. Il s’avoue d’emblée très fatigué. «Je me suis couché trop tard, et levé trop tôt», résume-t-il comme s’il nous en voulait un peu d’être les témoins involontaires des limites bien naturelles imposées par son propre corps.
La veille a eu lieu la première d’Elektra de Richard Strauss qu’il a magistralement mise en scène. Un spectacle tout en épure et en théâtralité essentielle. Un énorme succès. Avec les répétitions de ce magnifique opéra se termine aussi, pour le grand homme de théâtre et de cinéma français, une année de complicité et d’échange avec le jeune metteur en scène polonais Michal Borczuch dans le cadre du Programme Rolex de mentorat artistique. Pour évoquer cette expérience, à l’invitation de la firme horlogère, nous avons donc rencontré ces deux créateurs qu’au départ artistiquement tout séparait, sauf leur curiosité et leur volonté d’inscrire leur démarche dans une pratique très vaste et non exclusive. «Le travail de Michal est aux antipodes du mien, résume dans un demi-sourire Patrice Chéreau. Je me suis donc dit pourquoi pas, ce peut être intéressant.»
Pas de recette miracle. Que se sont-ils dit? Comment ont-ils débattu de cet art qui fait leur vie? Des confidences, il n’y en eut que peu, et de très pudiques. Et pas non plus de recette miracle. Au théâtre, la transmission ne se paie pas de mots. Comment, en outre, pour le mentor et son protégé – c’est le terme officiel – évoquer l’autre en sa présence? Patrice Chéreau reconnaît la «nécessité d’aller à la rencontre des gens qui viennent après vous dans le métier». Il préfère toutefois évoquer une expérience d’il y a plus de trente ans, à Nanterre, avec des étudiants qu’il faisait travailler sur ses pièces.
Et qu’enseignait-il alors? Un regard, un savoir, une méthode de travail? «J’ai une méthode de travail et je l’applique. Mais je n’arrive pas à l’expliquer, car elle est devenue totalement instinctive. Je sais que j’interviens toujours avec les acteurs de la même façon, que j’utilise les mêmes instruments d’analyse des textes, des musiques ou des scénarios. Il s’agit d’un mélange d’informations qui se croisent, d’exigences plurielles qui se stimulent les unes les autres. Une méthode que je pratique, mais que je ne sais ni définir, ni transmettre. Parfois, vous pouvez aussi vous révéler être un très bon professeur quand vous réalisez les choses pour vous, de façon très égoïste. Vous faites le mieux que vous pouvez, vous donnez toutes vos connaissances du boulot, et ça marche. Dans ce cas, on apprend aussi beaucoup soi-même.»
Ouvrir l’imaginaire. Attentif et muet jusque-là, Michal Borczuch acquiesce. Né en 1979, titulaire de maîtrises de l’Académie des beaux-arts et de l’Ecole d’art dramatique de Cracovie, considéré comme l’une des jeunes voix les plus intéressantes du théâtre polonais, ce metteur en scène connu pour ses pièces d’avant-garde a lui aussi fait l’expérience de l’enseignement. «Mais dans mon cas, il s’agissait plutôt de workshops. Mon but était avant tout d’ouvrir le plus possible l’imaginaire des étudiants. Pour le reste, je suis d’accord avec Patrice Chéreau. Dans tout apprentissage, intervient une sorte de transaction, une part d’échange.»
Passionné de cinéma, Michal Borczuch se réjouissait d’en discuter avec son mentor. Il était aussi question qu’il travaille avec lui sur un film. Qui finalement ne s’est pas fait. En revanche, il a assisté aux répétitions d’Elektra. «Je crois avoir beaucoup appris de sa façon de travailler sur scène, se réjouit-il. J’ai aussi retrouvé des similarités avec ce que j’ai vécu moi-même, les différentes étapes par lesquelles il faut passer, les obstacles rencontrés, les relations entre les gens.»
Problèmes d’argent. Pour Patrice Chéreau, cinéma, théâtre ou opéra forment un tout. «Certes, les outils et les grammaires sont différents, mais il s’agit du même travail. Dans les trois disciplines, le propos est identique: raconter des histoires, avec des acteurs.» Michal Borczuch voit son propre travail différemment. Mais pour l’instant, il doute et s’interroge sur ses motivations. La première d’une pièce qui lui tenait à cœur a été reportée en raison de problèmes financiers. Il se dit un peu las de toutes ces batailles et se réjouit de travailler ces prochains mois avec des amateurs, avec de jeunes orphelins, puis avec des personnes autistes. Faute de moyens, Chéreau a dû lui aussi renoncer à plusieurs projets. Le trentenaire et le presque septuagénaire se retrouvent donc avec les mêmes soucis: l’argent.
L’avenir. Le bilan de cette année de mentorat? Pour l’un et l’autre, il est trop tôt pour le faire. Comme de savoir s’ils travailleront ensemble un jour. Patrice Chéreau, en tout cas, ne se fait guère d’illusion. «Dans notre métier, quand on termine une pièce ou une production, on se dit toujours qu’on va se revoir, qu’on ne se perd pas de vue. Mais la vie est différente. Et ça n’arrive jamais. Pas vrai Michal?»
Mécénat: Programme Rolex de mentorat artistique
Depuis 2002, tous les deux ans, ce programme réunit artistes confirmés et créateurs en devenir pour «une année de collaboration créative». Les sept mentors de cette sixième édition ont pour nom, outre Patrice Chéreau, Gilberto Gil (musique), William Kentridge (arts visuels), Margaret Atwood (littérature), Lin Hwai-min (danse), Walter Murch (cinéma) et Kazuyo Sejima (architecture). Ils ont choisi leur protégé parmi trois ou quatre candidats sélectionnés par un conseil. Cinquante mille francs sont offerts aux parrains, 25 000 francs aux filleuls, qui ont ensuite droit à 25 000 francs supplémentaires pour créer une œuvre inédite. Les intéressés sont parfaitement libres de gérer leur partenariat artistique comme ils le souhaitent. Seule obligation: le mentor doit consacrer au minimum trente jours à son protégé.