Interview.L’artiste bernois établi depuis trente ans à Paris investit le Palais de Tokyo avec une gigantesque exposition-œuvre d’art qui veut susciter le dialogue et la rencontre. Une sorte d’hommage aux intellectuels qui l’ont aidé à mieux formuler sa pensée critique.
Etabli depuis trente ans à Paris, l’artiste bernois Thomas Hirschhorn avait envie de rendre hommage à sa ville d’adoption. Surtout à ceux, philosophes, écrivains et poètes, qui ont contribué à sa formation intellectuelle. L’exposition, ou plutôt la gigantesque œuvre d’art, qu’il présente au Palais de Tokyo n’est ainsi pas aussi subversive que son Swiss-Swiss Democracy qui avait, il y a dix ans, provoqué tant de débats dans son pays d’origine. Le moyen d’expression reste le même, avec son accumulation labyrinthique de carton, d’adhésif, de papier, de Pavatex, de rebut précaire. Mais l’intention est ouverte, active, portée sur la rencontre, le dialogue et pourquoi pas la confrontation.
Le titre de l’exposition gratuite, ouverte de midi à minuit, le dit bien: Flamme éternelle. Comme la flamme de la pensée, de l’art, de la poésie, des concepts, des projets. C’est le foyer, nous dit Thomas Hirschhorn, autour duquel on se retrouve pour parler et se réchauffer. C’est aussi le signal que quelque chose demeure, veille, protège, comme une forme (ou un artiste) toujours présente.
Flamme éternelle, incarnée par des braséros qui crépitent réellement dans l’exposition, s’étend sur 2000 m2 au premier niveau du Palais de Tokyo. Le dédale de pneus, d’installations et de constructions provisoires comporte plusieurs lieux: une bibliothèque, une vidéothèque, des postes internet (sous une grande photo de l’écrivain allemand Arno Schmidt), un atelier, un bar au tarif maximum de 2 euros, une rédaction qui produit un journal quotidien et alimente le site de l’exposition.
C’est un contenu, non achevé, où chacun est encouragé à compléter les slogans des banderoles ou peindre les sculptures de Pavatex. Tous les jours, l’œuvre d’art protéiforme accueillera des écrivains et philosophes qui s’entretiendront avec les visiteurs. Plus de 200 d’entre eux ont répondu à l’invitation de l’artiste. Chaque jour aussi, Thomas Hirschorn sera présent, fidèle à son protocole de «présence et production» («Je suis présent et je produis sur place», résume-t-il). Il nous en dit plus.
Le Palais de Tokyo propose actuellement une série d’expositions sur L’état du ciel. Toutes entendent formuler les «enjeux du présent et les hypothèses de l’avenir» et rappeler combien les artistes sont les sentinelles du temps présent.
Vous inscrivez-vous avec votre Flamme éternelle dans cette approche philosophique?
Pas vraiment. J’ai été invité en 2011 à concevoir une exposition ici, avant que ne se mette en place l’actuel cycle de L’état du ciel. J’ai tout de suite eu l’idée de cette flamme éternelle. Parce que le Palais de Tokyo est grand, lumineux. Il est comme un grand atelier. Et je vis à Paris depuis trente ans. J’ai voulu faire un statement sur ce que j’ai appris ici, sur mes vrais amis, dont une bonne part sont des philosophes, écrivains et poètes français. Comme Manuel Joseph, Daniel et Alexandre Costanzo ou Christophe Fiat, qui interviendront ici. Le Palais de Tokyo a été un lieu de formation important pour moi. J’y ai découvert beaucoup de livres qui ont compté dans ma vie d’artiste.
Quels livres?
Par exemple le Nominalisme pictural de Thierry de Duve. Les ouvrages de Gilles Deleuze. Ou ceux de mon ami Manuel Joseph. Il m’a conseillé de lire L’espèce humaine de Robert Antelme. Sans eux, sans cette formation parisienne, je n’aurais pas pu apprendre autant que je l’ai fait pendant ces trente ans à Paris. J’ai voulu rendre hommage à ces amis et à ce lieu. Daniel et Alexandre Costanzo m’envoient tous les mois un ou deux ouvrages. Pas très longs, car ils savent que je ne lis en fait pas beaucoup! C’est capital pour moi, car eux sont des philosophes, alors que moi je ne le suis pas.
Mais un artiste comme vous, qui provoque la pensée et pose des questions, n’est-il pas un philosophe?
Pas du tout! Mon problème, c’est la forme. Le philosophe, lui, s’intéresse aux concepts. Bien que lui aussi doive trouver une forme pour s’exprimer. De même, mes formes doivent se baser sur des idées. Dès lors, c’est vrai, la philosophie et l’art se rejoignent. Ici, j’ai mis sur une banderole une phrase d’Alain Badiou: «J’ai compris récemment que le philosophe est un être heureux.» Vous pourriez tout à fait remplacer ici «philosophe» par «artiste».
Vous êtes donc vous-même un peu philosophe…
Non! Moi, je dois essayer de dire une vérité avec une forme. Mon problème est de trouver quelle forme est apte à formuler cette vérité. Alors que le philosophe doit créer une vérité avec un concept qu’il est contraint d’inventer. Ces mouvements nous rapprochent, d’accord. Nous devons imaginer de la nouveauté et accepter d’être critiqués. C’est pour cela que nous sommes amis!
Votre exposition est un hommage à votre formation parisienne, mais pas une rétrospective, dites-vous. Pourquoi?
Je ferai une rétrospective quand je serai mort! Or je ne suis pas encore mort. J’ai d’autres choses à faire. Mais vous avez raison. Il s’agit bien de montrer ici la somme d’une expérience parisienne. En même temps, je veux proposer quelque chose de nouveau. Par exemple, j’ai toujours accompagné mes expositions d’un programme d’activités. L’année dernière dans le Bronx à New York, pour le monument dédié au philosophe italien Antonio Gramsci, j’avais un programme précis. Ici, l’exposition n’a pas de programme. Les philosophes, poètes ou écrivains invités viennent quand ils veulent pendant une journée qui leur est attribuée. Pour moi, c’est une nouvelle expérience. Comme pour le monument à Gramsci, je suis ici dans la ligne de mon protocole «présence et production». C’est-à-dire la création d’une situation qui doit engendrer sa propre expérience. La flamme éternelle est bien une accumulation d’expériences passées. Y compris mes échecs, mais aussi, je l’espère, une proposition nouvelle.
Qu’avez-vous appris de votre projet en 2013 dans le Bronx, lequel a été critiqué dans le New York Times («Un autre monument au monumental ego de M. Hirschhorn», notait le critique du Times)?
J’y ai beaucoup appris. La dignité des gens sur place. J’ai appris de cet article du New York Times la signification de la position sceptique, du préjugé. Un tel critique a peur d’être le con de l’histoire. Or il faut toujours oser être le con de l’histoire. Celui qui découvre quelque chose qui n’a pas été montré ou pensé auparavant et prend le risque de le dire. Ensuite, le Bronx a été pour moi un paradis. Non parce que l’expérience a été un succès ou un échec. Mais parce que la question de l’art y était posée à chaque moment. Une telle situation de rencontres et de production avec les personnes sur place était idéale. J’ai aussi appris ce que veut dire travailler dans une communauté. Et sur Gramsci lui-même, car j’ai invité des spécialistes qui le connaissaient bien mieux que moi.
Pourquoi ne proposez-vous pas en Suisse l’un de vos «monuments» dédiés à la philosophie, à l’échange d’idées, à la confrontation, à la politique? Le moment s’y prête, non?
Parce que je n’ai pas reçu d’invitation qui irait dans ce sens. Un tel projet est important. Il exige de la place, des moyens, des conditions. Mais cela n’est pas exclu.
Etes-vous toujours fâché avec la Suisse?
Je n’ai jamais été fâché! J’ai commis un acte qui a été un boycott. Je l’ai tenu. Il m’a coûté personnellement et c’est pour cela qu’il a été une réussite. Une personne avait été élue (Thomas Hirschhorn parle de l’élection de Christoph Blocher au Conseil fédéral, ndlr). Elle n’aurait pas dû l’être. Mon boycott a tenu le temps de sa fonction d’élu, puis il s’est terminé avec le départ de cette personne. J’ai beaucoup appris, là aussi. Un boycott efficace doit être clair, ciblé et il faut qu’on en paie le prix soi-même. Cela dit, je n’ai pas de problème avec la Suisse. J’ai des projets d’exposition en Belgique, aux Etats-Unis et je serais ravi d’en avoir plus en Suisse. En tant qu’artiste, je dois développer ma position, mon travail, pas m’imposer quelque part.
Vous dites que votre travail ouvre l’esprit. Est-il assez ouvert dans votre pays d’origine?
Oui. Des discussions ont lieu. Plein de jeunes gens en Suisse ouvrent le débat. Et si quelqu’un veut m’inviter, je viendrai si je le peux! Mais il faut les bonnes conditions. Pourquoi ai-je réalisé mon monument à Gramsci à New York? Parce que la Dia Art Foundation m’a invité à concevoir un monument dans l’espace public. Je suis intervenu à Gstaad récemment (l’exposition Elevation 1049, ndlr). C’était la première fois que je travaillais avec de la neige. Mais le projet était d’une ampleur relativement réduite. Ici, je prépare ce projet depuis deux ans et demi.
Fait-il bon être un artiste aujourd’hui en Suisse?
Oui, bien sûr. Si nous ne pouvons pas travailler en Suisse, qu’en est-il alors des artistes iraniens?
Quel regard jetez-vous sur la Suisse?
On doit y penser la richesse différemment. J’aimerais contribuer à ce débat. La vraie richesse ne se partage pas dans un sens de diminution, mais d’addition. En tant que Suisse, j’ai tous les atouts pour accumuler cette richesse. Celle-ci n’est pas un gâteau qu’on partage en morceaux. Elle est un gâteau qu’on place sur un autre gâteau, puis un troisième, un quatrième… Les Suisses n’ont pas compris cela. Il faut ajouter les richesses les unes aux autres avec notre force, notre dynamique, notre imagination. On a cette richesse de base. Mais il faut la réinterpréter. L’exemple le plus simple est celui des jeunes qui voyagent à l’étranger. Ils partent au loin, puis reviennent en Suisse enrichir le pays de leurs expériences. Grâce à cette dynamique, nous aurons moins peur de perdre quelque chose.
Reviendrez-vous un jour dans votre pays?
Pourquoi pas? Je n’exclus rien. Mais je suis heureux ici. Je voyage beaucoup. Et je passe mes vacances en Suisse!
Votre nourriture intellectuelle est donc plutôt ici, à Paris.
Non, c’est faux. Je suis un grand fan de Robert Walser. Je vais participer bientôt à une exposition Walser au Musée des beaux-arts d’Aarau. Et Friedrich Dürrenmatt! Vous vous trompez! n
«Flamme éternelle». Paris, Palais de Tokyo.
Jusqu’au 23 juin. www.flamme-eternelle.com
Thomas Hirschhorn
Né en 1957 à Berne. Il s’installe à Paris en 1984. Il y développe son art à base de slogans, de matériaux bon marché, de participation du public. Son exposition Swiss-Swiss Democracy à Paris il y a dix ans avait provoqué de vifs débats dans son pays d’origine.