Maître de la cérémonie du thé, Philippe Neesera eu le privilège de servir Bouddha lui-même. Il a œuvré pour que le Japon soit l’hôte d’honneur du Salon du livre.
Pour nous recevoir, le grand maître de la cérémonie du thé nous offre un jus d’orange. Son appartement mansardé surplombe Genève et ressemble aux cales d’un bateau (des cales lestées de quelque 3000 livres en japonais). Philippe Neeser est, sans conteste, le plus Japonais des Genevois. Plus Nippon même, entendez cultivé et au fait des traditions ancestrales, que la plupart des Japonais eux-mêmes. «Je suis le seul étranger au monde autorisé à servir du thé au grand bouddha du Tôdai-ji de Nara. J’ai poussé la plaisanterie assez loin.» On ne saura pas ce qu’il est ressorti de cette conversation, mais ne doutons pas qu’elle fut des plus spirituelles.
La Voie du thé. Au Japon, il y a la Voie du sabre et la Voie du thé. Philippe Neeser a choisi la seconde. Il est devenu un maître et a fait, depuis, l’objet de plusieurs livres dans l’archipel. N’imaginez pas qu’il suffise de faire infuser un thé vert. Cette cérémonie est ce qu’il y a de plus raffiné au monde, en matière d’accueil des hôtes. Elle dure près de quatre heures, comprend un repas, et donne lieu à un dialogue qui l’apparente à un salon littéraire ou philosophique. Pas forcément dénué d’humour. En fait, il s’agit d’une recherche d’harmonie zen et d’ascèse. Si tout se passe bien, après ces quatre heures, les convives auront dépassé leurs a priori et fait sauter quelques-unes de leurs barrières intellectuelles. «J’ai pratiqué le thé pendant trente ans. J’ai à mon actif une centaine d’invitations.» Trente ans, c’est la durée prescrite pour arriver à la perfection.
Un éventail et un sabre. Après une gorgée de jus d’orange, il se met à chanter le début du Dit des Heiké, par cœur et dans le texte (monument littéraire écrit au XIVe siècle). Tout commence lorsque, à l’âge de 14 ans, il lit deux nouvelles de Jean de La Varende, qui mettent en scène des objets japonais. Un éventail et un sabre. Aussitôt, la notion de l’impermanence de toute chose, qui parcourt, en pointillé, la culture nippone, le fascine.
A la fin de son cursus en droit à Genève, il reçoit une bourse d’études du gouvernement japonais et part en octobre 1973. «Il me faudra quatre ans et demi pour lire sans dictionnaire.» Les contemporains ne l’intéressent guère. Il n’a pas encore lu une ligne de Murakami. Il préfère la poésie classique. Après de nouvelles études, il crée et dirige le département juridique de Ciba Geigy au Japon.
«Libre», sans épouse et sans enfants, il étudie la Voie du thé. Les premières fois qu’on l’invite à participer à une cérémonie, il refuse. «Je ne voulais pas me comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.» Il veut étudier le sujet à fond. Pour pratiquer, il faut un espace architectural, une maison du thé. Il achète un terrain et y fait déplacer une ancienne ferme. Ce sera L’ermitage de la grue malhabile, dont il est toujours propriétaire.
Transmission. Après trente-huit ans au Japon, il rentre en Suisse en 2007. A presque 60 ans, il prend une retraite anticipée. Il a l’idée de créer l’Association d’amitié Genève-Shinagawa, dont il est le président. Il est aussi membre du comité Association Suisse-Japon section romande. Il a œuvré pour le pavillon japonais qui marquera, au prochain Salon du livre, les 150 ans de rapports diplomatiques entre les deux pays. Mais il ne célèbre pas la cérémonie du thé à Genève. Ses genoux fatigués lui compliquent la tâche. S’il est rentré, c’est pour transmettre la mémoire familiale à son neveu et à sa nièce. Sa hantise, c’est de voir finir au marché aux puces les anciens portraits familiaux.
Derrière chacun d’eux, il colle des billets au style littéraire achevé, pour culpabiliser ses héritiers, au cas où leur viendrait l’idée de se délester. Au Japon aussi, les nouvelles générations sont ingrates. «La pratique de la cérémonie sera bientôt impossible. Je ne veux pas jouer les Cassandre, mais nous vivons la fin d’une civilisation.»
Philippe Neeser, appelé Sekkaku-an Jakuô, soit le jeune vieillard de L’ermitage de la grue malhabile, n’a pas de souci à se faire pour sa collection d’instruments japonais. Il a fait don de ces 470 objets de grande valeur, liés au service du thé, à la Fondation Baur.
Le Japon sera l’hôte d’honneur du Salon du livre de Genève.
Vendredi 30 avril et dimanche 4 mai auront lieu deux démonstrations de la cérémonie du thé. www.salondulivre.ch