Publiant «Le démantèlement du cœur»,dernier des dix épisodes de son roman-fleuve, l’écrivain suisse fait aussi œuvre pionnière: une application unique, développée avec l’EPFL, pour naviguer entre livres et personnages.
C’est l’histoire de plusieurs vies qui se rassemblent. Celle du romancier lui-même, celles aussi de ses personnages entre 1938 et 2013, ballottés par la vie et la plume de l’auteur durant presque un quart de siècle d’écriture. Il s’agit d’essayer ainsi de ne pas être emphatique, mais ce qu’a désormais mené à bien Daniel de Roulet est complètement unique dans l’histoire de la littérature suisse.
Dix romans. Commençons par le début, en essayant de ne pas trop compliquer l’affaire. En 1992, Daniel de Roulet passe quelques mois à New York. Il en rapporte deux romans qui posent les bases de son grand œuvre. Virtuellement vôtre (retitré ensuite Par toutes voies) est publié en 1993: il raconte l’itinéraire d’un chirurgien esthétique new-yorkais, Vladimir vom Pokk, victime d’une opération qui se passe mal. Le deuxième livre, La ligne bleue (retitré Le Marathon de New York), fait se croiser l’architecte Max vom Pokk (un frère de Vladimir) et Shizuko Tsutsui, ingénieure nucléaire japonaise, née à Nagasaki alors qu’explosait la bombe. Ils tombent amoureux.
Il reste alors huit livres à écrire et l’écrivain sait déjà où il va. Raconter en une série de romans, sous le titre général de La simulation humaine, une saga amoureuse, politique et atomique, faisant se croiser deux familles, suisse et japonaise, allant de Berne à Tokyo, en passant par l’Amérique, Vienne ou la France. Les livres seront indépendants les uns des autres. On pourra se plonger dans l’un ou l’autre sans savoir qu’ils font partie d’une ambition plus grande. Ils ne seront pas publiés dans l’ordre chronologique des événements qui s’y déroulent, parmi lesquels les grandes convulsions de Hiroshima et de la Seconde Guerre mondiale: il y aura des allers-retours, des plongées dans le passé, des récits particuliers. Le démantèlement du cœur, dixième, émouvant et dernier volume de ce travail formidable, paraît cette semaine (Buchet/Chastel), et c’est un événement.
Une application. Daniel de Roulet, 70 ans désormais (il en paraît dix de moins), a été architecte (comme Max vom Pokk) avant de devenir écrivain. Il a fait une carrière dans l’informatique, qui le mènera par exemple à travailler dans des centrales nucléaires (comme Shizuko). Il est un passionné de course à pied. Il a beaucoup voyagé aux Etats-Unis et au Japon, pays qu’il connaît bien, qu’il aime en leurs infinies complexités. La politique, marquée chez lui par un humanisme généreux et libertaire, les vertiges du monde et leurs conséquences sur la vie des gens l’intéressent depuis les rébellions de l’adolescence.
Dix livres donc, composant cette Simulation humaine. Mais Daniel de Roulet envisage assez vite, dès le début des années 2000, d’autres solutions de publication des volumes de sa saga, dont un opus sort alors à peu près tous les deux ans. D’abord assez classiques (regrouper tous les romans en un grand volume), il songe rapidement à des aventures éditoriales plus inédites. En 2007, il comprend que l’informatique peut l’aider à recomposer les tomes en proposant des pistes de lectures diverses, laissées aux envies du lecteur. Il imagine alors une sorte de version augmentée: les dix livres dans l’ordre chronologique, accompagnés de biographies des personnages principaux et de la publication de ses recherches sur l’histoire de l’atome sous-tendant l’ensemble. L’écrivain se pose aussi la question du support (un CD avec les livres, un site internet?).
Mais c’est seulement en 2012, moment de la rencontre avec le professeur Frédéric Kaplan et ses chercheurs du tout nouveau Laboratoire d’humanités digitales de l’EPFL, que les choses avancent et progressent concrètement. C’est un processus qui n’a rien de seulement technologique: une entreprise titanesque de déconstruction et reconstruction des dix volumes, dont la première version sort sous forme d’application gratuite le 17 avril.
Tout reconstruire. Les questions auxquelles Daniel de Roulet et le Digital Humanities Lab se sont confrontés étaient nombreuses, complexes et vertigineuses. L’écrivain, à sa grande surprise, a été ainsi convaincu de renoncer à ajouter de nombreux liens hypertextes menant à de la documentation: les scientifiques lui demandaient de rester proche du texte, du corpus: permettre au lecteur de s’échapper vers autre chose, c’est être sûr qu’il ne reviendra pas au texte.
Mais il fallait aussi décomposer l’ensemble des livres pour un chapitrage général. Donc rechapitrer, subdiviser, réécrire aussi: le journal intime du héros de Gris-Bleu (paru en 1999) devient sa biographie, le monologue intérieur de L’homme qui tombe (2005) a aussi dû être récrit d’une autre manière afin de donner de la cohérence, en s’attaquant parfois à l’essence même des romans. A l’arrivée, l’application fonctionne un peu comme une boutique où les romans sont disponibles et où l’on peut demander conseil au libraire. Dans ce premier développement, des pistes de lecture sont proposées: six «nouvelles» ou «avant-goûts» de quatre à dix chapitres (environ une heure de lecture), ou des romans servant de porte d’entrée pour se lancer dans l’aventure. Ou, enfin, le corpus entier.
Dernier tome bouleversant. La saga de Daniel de Roulet était déjà unique, sa déclinaison en application en fait une expérience passionnante, dont on se réjouit de connaître les suites. Avec, surtout, l’envie que l’inventivité née des possibilités technologiques ne masque pas l’essentiel: un écrivain et un dernier roman bouleversant. Le démantèlement du cœur peut ainsi parfaitement être votre porte en cet univers littéraire où l’aventure humaine croise les tragédies contemporaines. Max et Shizuko, se retrouvant au moment de la catastrophe de Fukushima, comprennent ce que fut leur vie, ses enjeux et sa passion sacrificielle, alors que cette dernière se consume. Porté par ce style abouti, épuré, qui n’a jamais aussi bien joué de sa miraculeuse fausse sobriété, émotion et larmes toujours sous-jacentes, Daniel de Roulet écrit d’abord et surtout un grand roman d’amour: le cœur des choses de la vie.
Daniel de Roulet et Frédéric Kaplan seront sur la scène de l’Apostrophe, au Salon du livre et de la presse de Genève, le vendredi 2 mai à 18 h. Et Daniel de Roulet sera aussi sur la scène de L’Hebdo le dimanche 4 mai à 14 h.
«Le démantèlement du cœur», de Daniel de Roulet, Buchet/Chastel, 198 p. Application disponible gratuitement dès le 17 avril à l’adresse http://simulationhumaine.com
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