C’est à partir des années 60 que les économistes ont récupéré le mot synergie, devenu archi à la mode depuis une vingtaine d’années. Au point que ça fait presque un peu ringard quand un manager dit à tout bout de champ synergie: on sait aussitôt qu’il a appris à être chef dans les années 90. Ce n’est d’ailleurs pas très joli, comme vocable. Ça sonne musicalement comme le mariage de détergent et d’ineptie. Ça vient du grec, comme toujours, et le mot émargeait historiquement au dico médical ou physiologique.
Ce qui est intéressant, c’est le dérapage léger du mot quand les économistes s’en sont emparés. Jusque-là, chez les toubibs, synergie voulait simplement dire association des efforts, muscles, enzymes, de ce que vous voudrez:
ce qui est nécessaire à l’accomplissement d’une tâche en commun. L’économie lui a rajouté une dimension d’économie, précisément.
Un truc du genre: comment accomplir la même tâche avec moins de moyens, une définition politiquement correcte des économies d’échelle.
Depuis quelques jours, je n’arrête donc pas d’entendre le mot synergie. L’éditeur de L’Hebdo a racheté le quotidien Le Temps (ce qui est à mon sens une excellente nouvelle pour Le Temps comme pour nous), et on n’entend que ça, par ici. C’est même supposé rassurer tout le monde, vu que la synergie reste parée de vertus sublimes, vue du côté de ceux qui synergisent: merveilleusement contemporaine, cool, efficace, si pleine de promesses radieuses.
Je persiste à penser qu’elle a ses limites, cependant, et je vous le dis d’un point de vue strictement économique. Je reste le seul type dans l’immeuble avec une licence d’économie. Or, voilà: c’est bel et bien la scientifisation économétrique du journalisme qui conduit à l’aseptisation des articles. Et paf. Ça vous en bouche un coin, cette phrase, pas vrai? Parce qu’on mollit, à force. On parle tous des mêmes choses avec le même angle, les mêmes a priori. Nous avons de plus en plus de mal, même avec la meilleure volonté du monde, à penser autrement.
Et penser autrement, c’est comme ça qu’on intéresse les lecteurs: ça, c’est véritablement scientifique.
Je voudrais ainsi faire œuvre utile et recommander à quiconque s’intéresse aux médias comme aux synergies de lire la plus formidable leçon de presse moderne qui soit. C’est un recueil d’articles traduits du journaliste américain Gay Talese, l’un des inventeurs de ce qu’on nomma dans les sixties le «nouveau journalisme»: une façon sensuelle et culottée de faire du reportage, en additionnant les techniques d’écriture de la fiction avec les faits purs et durs. Le livre, qui vient de sortir aux Editions du sous-sol, s’intitule Sinatra a un rhume, titre du plus célèbre article de la carrière de Talese, qui a désormais 82 ans.
Je l’ai ouvert juste parce que Sinatra, of course, et je suis aussitôt resté coi devant ce miracle. Je tournais les pages, lisant avec ce frisson, la drôle de frénésie avide que l’on ressent devant le génie. On est aimanté. On se dit que c’est ça, le vrai truc.
Talese raconte Sinatra, colère, rhume, copains, parasites alentour, Nancy, famille, Ava, enfance, tout. Il fait le reportage d’un monde. Il le regarde et il le fait apparaître. Evidemment, ça lui prend 47 pages, parues dans Esquire en 1966, et aujourd’hui aucun éditeur ne veut d’article aussi long, ça prendrait un numéro entier de ce magazine. Mais c’est un état d’esprit, que l’on retrouve aussi dans les textes plus courts, sur Floyd Patterson ou Hemingway, quand Talese scrute le «talent fictif qui coule sous le flux de la réalité». Pour l’avenir de ce métier de journaliste, c’est là qu’il faut fouiller, à L’Hebdo comme au Temps, le reste suivra: y croire, y entrer, dans cette plaie. Les lecteurs seront comme devant Talese: aimantés.