Reportage. Depuis vingt-cinq ans, le photographe Yves Leresche suit les errances des Roms entre la Roumanie et Lausanne. Dans un climat tendu, tant le rejet de la mendicité est général, une exposition et un livre témoignent de sa quête entêtée pour comprendre ceux qui sont jetés sur les routes par la misère.
Comment montrer ce que personne ne veut voir? Comme les mendiants roms en ville de Lausanne, à côté desquels nous glissons, pressés, sans tourner la tête ni tendre la main, parce que la honte, c’est précisément cela: détourner les yeux pour ne pas s’apercevoir dans l’autre.
Heureusement, il existe un moyen, et même un médium pour rendre visible l’invisible. Cette bonne vieille photographie, démocratique, silencieuse, perspicace. Une écriture qui, contrairement à l’image animée, fixe le déroulement trop rapide du quotidien pour, enfin, mieux l’appréhender («Vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose à fond si vous n’en avez pas pris une photographie», disait Zola).
C’est le pari pris par Yves Leresche, intéressé depuis vingt-cinq ans par la condition des Roms roumains, laissés à eux-mêmes depuis la chute du régime communiste de Ceausescu. Ce printemps, le photographe lausannois présente dans sa ville une exposition de ses plus récentes images de cette population tsigane.
Un événement à risque, tant il peut engendrer la pire des indifférences et conforter l’attitude générale envers ces migrants économiques. Ou provoquer des réactions intolérantes. Ou encore, espère le photographe, encourager les Lausannois à mieux comprendre une situation aussi complexe que tendue.
Suicide professionnel
L’entêtement du Vaudois à documenter les allers et venues des Roms entre la Roumanie et la Suisse, voire dernièrement la Suède, laisse pantois. C’est presque un suicide professionnel. Combien de commandes qui ne sont pas venues parce qu’il est «le photographe des Roms», ces galeux retors?
Combien de refus de parution de ses images dans la presse, ponctués par des: «Ah non, pas encore eux! Pas encore lui!» Yves Leresche, avec ses poils en bataille et sa guimbarde délabrée, est presque devenu un Rom lui-même. Ce qu’il n’est pas, ce qu’il conteste, mais peu importe: la stigmatisation d’une minorité ne dépend pas de celle-ci, mais de la société qui la définit avec ses propres préjugés.
Or Yves Leresche ne fait rien d’autre que pousser à bout sa passion de la photographie, la sienne, qui est de l’école documentaire, engagée, humaniste, au plus près de son sujet en chair et en os, sans effet.
En variant les points de vue, en s’immergeant dans des coutumes et des manières de penser, en accompagnant dans leurs incessants trajets des gens qui ne sont pas «du voyage», mais des damnés de l’Europe jetés sur les routes par la misère.
«Je suis allé vers eux, puis ils sont venus à moi», résume Yves Leresche, 54 ans. D’abord graphiste, le Lausannois a commencé la photographie à l’époque de l’aventure musicale de la Dolce Vita, il y a trente ans à Lausanne. Il en est vite devenu le photographe quasi officiel, grâce à sa capacité à saisir la basse lumière et la haute énergie de cette caverne transpirante.
Quelques mois après la révolution roumaine de 1989, il part livrer du matériel dans le pays. Yves Leresche remarque sur place combien la population des Roms reste incomprise, et privée d’un accès à l’emploi par le nouveau pouvoir. Il est justement à la recherche d’un sujet photographique «qui tire», comme il le dit – entendez un projet personnel qui le fera connaître.
Yves Leresche repasse en Roumanie à l’occasion de l’épopée «L’Europe des mers », menée avec le journaliste Serge Michel entre 1992 et 1993. Et se décide, d’abord en noir et blanc, puis en couleur, à empoigner son grand sujet rom.
Il multiplie dès lors les voyages dans le pays, apprend des rudiments de romani, se fait peu à peu accepter, lui le gadjo (le non-Rom), auprès des communautés qui l’intéressent tant.
Il publie deux livres sur les Roms, récolte un prix World Press Photo en 1997, expose son travail au Musée de l’Elysée de Lausanne et ailleurs, collabore avec la DDC (l’agence de coopération internationale de la Confédération), montant avec elle une présentation itinérante de ses photos, de Washington à Tirana, à chaque fois dans l’espace public.
En Suisse, Yves Leresche devient une sorte d’ambassadeur de bonne volonté des Roms. Il ne leur donne pas d’argent pour les photographier, mais des informations sur les règlements, des conseils, des informations sur les habitudes suisses.
En échange, les migrants le laissent la plupart du temps travailler tranquille, en confiance relative avec «Yu», diminutif d’Yves, qui sonne comme «neige» en romani.
Depuis 2008, et la signature des accords de Schengen par la Suisse, une nouvelle vague de Roms est arrivée en Suisse romande. Elle a succédé à une première arrivée ponctuelle, postcommuniste, qui avait trouvé dans la mendicité un moyen rapide de gagner un peu d’argent, faute d’accéder au marché du travail.
Elle avait pu, cette première vague, rentrer au pays un peu mieux lotie et à l’occasion se construire des maisons, garantes de la priorité donnée par les Roms à la valeur de la famille soudée. Des reportages sur ces «palaces» bâtis grâce à la charité européenne ont établi l’image de profiteurs.
Les cabossés de la vie
L’actuelle présence rom à Lausanne est d’une autre nature sociale, selon Yves Leresche. Encore inférieure, impécunieuse, largement endettée. La plupart des mendiants sont analphabètes, totalement dépendants de la mendicité pour nourrir leur famille, payer les voyages en car ou minibus, rembourser les créanciers au pays – qui pratiquent des taux élevés.
Pas de mafia, ni de «chefs de clan» profiteurs, mais de tristes «cabossés de la vie», pour le photographe. Des rejetés dont l’état physique et psychique s’aggrave à dormir dehors, mal se nourrir, ne pas se soigner, craindre les mauvais coups.
Entre-temps, une judiciarisation de la pauvreté s’est mise en place en Suisse, avec une interdiction de mendier à Genève et ailleurs, ou une adaptation plus restrictive d’un règlement de police à Lausanne. Les autorités amendent le camping sauvage, les nuits passées dans la voiture, confisquent à l’occasion l’argent de la sébile pour garantir le paiement des prunes, rasent les logements de fortune.
Les Roms sont pris dans un étau qui ne cesse de se resserrer. Leur interdire de demander l’aumône, ce serait les contraindre à trouver des moyens illégaux de survie. La solution, note Yves Leresche, serait de leur donner un accès à l’emploi, de scolariser les enfants.
Mais pour les adultes, comment faire lorsqu’on ne sait ni lire ni écrire, lorsqu’on est vieux à 40 ans, lorsqu’on est de plus en plus marginalisé dans une Europe, Suisse comprise, qui intègre, forme ou loge ceux qui sont dans le système, pas complètement en dehors?
Devant cette situation, qui exacerbe encore l’intolérance envers les Roms, Yves Leresche a réalisé l’impensable. Monter à Lausanne une exposition de ses photographies récentes, au forum et dans les combles de l’Hôtel de Ville, à découvrir dès le 22 avril.
Et publier à la même occasion un livre avec ses images, ses textes explicatifs et ceux du sociologue Jean-Pierre Tabin ou de l’anthropologue Leonardo Piasere.
Il a aussi créé de toutes pièces, à partir de deux gros containers, une boîte à projection de photos qui sera successivement installée, pendant l’exposition lausannoise, sur les places de la Louve, Saint-François et de l’Europe.
Le tout avec le soutien de la Municipalité de Lausanne, dont la motivation est à l’évidence la même que celle du photographe: inviter à mieux comprendre une situation d’altérité radicale.
Il sera intéressant de voir les réactions du public à l’exposition. Pour ce qui est du politique, la Ville a encouragé Yves Leresche à avancer la date de sa présentation publique. Le photographe visait 2016. Mais l’année prochaine sera celle des élections communales. Le risque d’instrumentalisation de l’événement était trop important.
Dans la boîte audiovisuelle itinérante, le propos photographique est limpide. En une demi-heure, le spectateur suit le destin de plusieurs familles, en Roumanie et en Suisse. Pas de récit linéaire, mais des va-et-vient incessants entre les deux pays.
Champ, contrechamp, recherche de la bonne lumière, du bon moment, de la bonne distance focale, ni trop près, ni trop proche: un excellent boulot de photographe. Sur les trois grands écrans, les Roms ont une taille réelle, échelle 1:1.
L’objectif d’Yves Leresche est empathique mais sans pathos, décrivant l’errance, les douleurs et les attentes, les moments de joie aussi. C’est un être humain qui observe d’autres êtres humains, à l’abnégation stupéfiante, en «quête infatigable du paradis», pour reprendre le titre de cette indispensable exposition.