Grâce au mécène suisse Luc Hoffmann,un nouveau musée dédié au génial peintre néerlandais s’ouvre en Provence. Un récit aux accents méridionaux et alémaniques.
En 1951, un visiteur du Musée Réattu d’Arles demande qu’un tableau de Vincent Van Gogh soit décroché du mur. Il veut le voir en détail. Les responsables du musée accèdent sans tarder à sa requête. Laquelle n’est pas rare à l’époque. Surtout si le visiteur, comme c’est vraiment arrivé ce jour-là, s’appelle Pablo Picasso.
Une telle demande serait inimaginable aujourd’hui. A moins de se faire traiter de fada, comme Van Gogh l’était lorsqu’il a séjourné à Arles entre le 20 février 1888 et le 8 mai 1889. Le peintre néerlandais est l’archétype de la figure de l’artiste. Ses toiles comptent parmi les plus précieuses, les plus chères, les plus protégées du monde de l’art. Essayez d’en décrocher une du mur d’un musée. La violence de la réaction n’aura d’égale que la tempête qui agitait en permanence le crâne du peintre à l’oreille coupée.
A Arles, en quinze mois, Van Gogh a produit 200 tableaux, 100 dessins et aquarelles, écrit 200 lettres. La période a été le point culminant de sa carrière artistique, longue d’une décennie à peine. Soixante-trois semaines de rage expressive, d’éblouissements, d’hallucinations sous la lumière de Provence, y compris celle des étoiles. «Tant que durera l’automne je n’aurai jamais assez de mains, de toiles et de couleurs pour peindre ce que je vois de beau», écrit-il à son frère Théo le 25 septembre 1888.
Aujourd’hui, près d’un million de touristes passent chaque année à Arles. Beaucoup ont d’abord vu la ville dans les huiles du maître. Arles est une représentation avant d’être une ville réelle de pierres romaines, romanes ou provençales. Nombre de ses visiteurs sont asiatiques: Van Gogh, qui s’est tant inspiré des estampes japonaises, est adulé en Extrême-Orient.
Beaucoup de ces touristes demandent sur place: «Où sont les Van Gogh?» Le problème est qu’il n’y en a pas. Il y en a eu, prêtés à l’occasion de quelques expositions ponctuelles, comme en 1951, ou en 1988, pour fêter les 100 ans de la venue du peintre en ville. La cité de 15 000 habitants (50 000 avec l’agglomération) aurait de la peine à en acquérir. Elle est pauvre, marquée par un chômage de 15%. Une Fondation Van Gogh s’est bien créée en 1983. Mais elle était consacrée aux artistes contemporains inspirés de près ou de loin par le peintre hollandais.
Négligés avant d’être reconnus. Ici entre en scène une BMW aux plaques vaudoises. Conduite par un chauffeur, elle glisse en ce 4 avril 2014 dans la rue du Docteur-Fanton. La limousine s’arrête devant un palais du XVe siècle refait à neuf. Luc Hoffmann, 91 ans, petit-fils du fondateur de l’entreprise pharmaceutique Hoffmann-La Roche, en sort et s’installe sur une chaise roulante. Ancien administrateur du groupe bâlois, installé au pied du Jura vaudois, Luc Hoffmann connaît la région arlésienne, depuis 1945. Il s’est passionné pour la zone humide de la Camargue, dont il a assuré la protection dès les années 50. Sa fille Maja est arrivée sur place âgée de 15 jours à peine, avant de suivre sa scolarité à Arles. Elle y dirige aujourd’hui un projet ambitieux de campus artistique.
Pour Luc Hoffmann, l’écosystème fragile du delta du Rhône et Vincent Van Gogh ont un point commun: ils ont longtemps été négligés avant que leur rôle fondamental, respectivement dans la nature et l’art, soit enfin reconnu. Dans la famille, on est mécène de génération en génération. Luc Hoffmann a repris en 2008 la Fondation Van Gogh en lui donnant un statut d’utilité publique. La ville d’Arles lui a confié un magnifique hôtel particulier autrefois occupé par la Banque de France. Le mécène y a engagé 12 millions d’euros en travaux pour le transformer en un musée de 1000 m2 répartis sur trois niveaux et pourvu de deux somptueuses terrasses. La demeure est baignée de lumière naturelle par d’astucieux systèmes de puits et de sheds (des toitures en dents de scie dont les versants nord sont vitrés).
Inaugurée le 4 avril, la Fondation Van Gogh est aussi helvétique qu’arlésienne. Outre son financement suisse, elle est présidée par Maja Hoffmann, dirigée par Bice Curiger (ancienne conservatrice du Kunsthaus de Zurich), conseillée notamment par le curateur Hans-Ulrich Obrist.
Züritütsch Si le portail a été conçu par l’artiste français Bertrand Lavier, la verrière qui accueille les visiteurs est surmontée par une œuvre de verres colorés conçue par le Zurichois Raphael Hefti. Les Zurichoises Marie Lusa et Claudia Wildermuth ont signé l’identité graphique des lieux. Enfin, l’exposition inaugurale de la fondation-musée compte les interventions du Bâlois Fritz Hauser et du Bernois Thomas Hirschhorn. Pendant l’inauguration, le mélange des accents provençaux et alémaniques était une performance artistique à lui tout seul.
Intitulée Van Gogh Live!, l’exposition d’ouverture est double. La première partie prend son élan avec les couleurs du Nord, celles qui ont ouvert le regard du jeune Vincent Van Gogh sur l’art de son pays, puis se clôt sur les couleurs du Sud. Neuf tableaux du maître sont au rendez-vous, pour l’essentiel prêtés par le Musée Van Gogh d’Amsterdam et le Musée Kröller-Muller d’Otterlo (mais aussi par le Kunsthaus de Zurich). Des peintures des maîtres du Nord ou de l’école de Barbizon montrent combien elles ont influencé les teintes terreuses des premiers chefs-d’œuvre de Van Gogh, dont les fameux Mangeurs de pommes de terre (1885). Des Monet, Pissarro ou Gauguin, mais aussi des estampes japonaises accompagnent l’éclaircissement de la palette de l’artiste néerlandais lors de son séjour parisien, avant la déflagration chromatique d’Arles. Celle-ci est incarnée par deux chefs-d’œuvre, La maison jaune et Le zouave.
Point de vue contemporain. La seconde partie est programmatique. Elle suggère que le projet artistique du nouveau musée sera d’adopter un point de vue contemporain sur Van Gogh. Des artistes d’aujourd’hui (ou d’hier comme Marcel Duchamp qui sera l’interlocuteur de Vincent en septembre prochain) seront invités à montrer ce qu’ils doivent à Van Gogh. A la manière de la Galloise Bethan Huws, l’une des artistes de l’exposition inaugurale, qui déploie un néon blanc proclamant «Les artistes interprètent le monde et ensuite nous interprétons les artistes». Thomas Hirschhorn signe la proposition la plus convaincante avec son installation à la taille d’un appartement. Il y évoque avec une avalanche d’objets, de pancartes et d’adhésifs le logement d’une jeune Japonaise fan obsessionnelle de Van Gogh. L’ensemble est vertigineux, inventif, empathique. Etre fan, c’est dire son amour sans préjugé ni cynisme. Les autres interventions d’artistes (Guillaume Bruère, Elizabeth Peyton ou Camille Henrot) marquent une baisse d’intensité narrative, mais trouvent leur place dans ces échos contemporains au fracas coloré de Van Gogh.
Il en sera ainsi des futures expositions qui, toutes, comporteront des œuvres du génial Néerlandais. Reste à savoir comment le grand public accueillera cette dialectique féconde, mais fondée sur l’art contemporain, donc élitaire. La boutique de la fondation ne propose ainsi aucun des produits dérivés made in China que l’on trouve au Musée Van Gogh d’Amsterdam. Elle est plutôt orientée sur l’objet précieux ou le livre érudit. L’artiste le plus populaire de la culture du même nom est ainsi tiré vers le haut. L’opération est ambitieuse, mais pas sans risque d’incompréhension. Ou de frustration.
«Van Gogh Live!». Arles, Fondation Van Gogh. Jusqu’au 31 août.
www.fondation-vincentvangogh-arles.org