Je me suis retrouvé à poursuivre le chacal, durant Quais du polar, grande manifestation littéraire lyonnaise consacrée annuellement au genre policier. J’aimais bien l’idée de le traquer un peu, écouter, faire des photos à la sauvette, de conférences en séances promo, observant son manège, cet art consommé de la mine maussade et dangereuse qu’il affiche sur son visage.
Je dis le chacal parce que je pense que ça lui ferait plaisir. Un quotidien français, Libération, l’a mis en couverture, vendredi dernier, publiant une grande interview. Titre de première page: «Je suis un pervers, je suis un voyeur, je suis le chacal». J’ai donc été vers lui pour qu’il me signe mon exemplaire, je trouvais ça trop cool, même en me demandant s’il n’allait pas plutôt m’aboyer dessus (au sens propre, car il adore grogner ou aboyer, ses potes le surnomment Dog).
Mais non, il a regardé le journal, pris le stylo, a lentement entouré de noir la fin du titre, «je suis le chacal», avant de dessiner une vague flèche vers son visage et d’apposer son paraphe pourri et sinueux. Je vais l’encadrer, pour sûr. Comme une preuve de crime.
J’adore James Ellroy. Je le considère comme un des écrivains les plus importants et novateurs de ces dernières décennies. Le style, halètement des mots, rythme en syncope affolée, le lyrisme désespéré et brutal de ses livres m’ont attrapé alors que j’avais la vingtaine. Je suis tombé dessus par hasard, car c’est toujours par hasard que les grands livres vous arrivent dans la gueule. Si on savait à l’avance, on baisserait la tête, il faut du courage, ou ne pas faire attention, pour s’envoyer les vrais livres.
Ça s’appelait Lune sanglante, premier tome de la trilogie Lloyd Hopkins. C’est l’histoire classique d’un flic fêlé contre un tueur en série poète, et tout aussi fêlé. Le génie d’Ellroy est immédiat dans ce roman à vif, à l’os, dans sa façon aussi abrasive que violente de raconter en parallèle la dérive du policier et du tueur, insinuant en permanence un vertige, une connivence pas nette, perverse, sexuelle, et qui sonne plus vraie que la vie elle-même. On est au cœur du truc.
Je dois avoir à peu près tout lu de lui, depuis. Ma part d’ombre, en 1996, où il se lance enfin sur les traces de sa mère assassinée, est un livre complètement incroyable et bouleversant. «Ta mort définit ma vie. Je veux trouver l’amour que nous n’avons jamais eu et l’expliciter en ton nom. Je veux mettre tes secrets au grand jour. Je veux consumer la distance qui nous sépare. Je veux te donner vie.»
Dans Lyon, durant ces Quais du polar, il faisait son numéro sur fond de Perfidia (vieux tube mexicain jazzy qui fut un tube aux USA dans les années 40), titre de son prochain livre. Pour autant, on ne sait pas toujours très bien si c’est un numéro, justement: grande gueule, emphatique, délires sur Beethoven, chemises voyantes à manches courtes, tics et grimaces de psychopathe. Il est peut-être juste vraiment dingue, Ellroy. Je lui laisse le bénéfice du doute.
La question s’est aussi posée de son rapport aux Etats-Unis, durant une rencontre passionnante. La description dans son œuvre de tant de violence, turpitude, corruption, obsession, racisme et hystérie sexuelle était-elle de nature à donner volontairement une image négative de son pays? Il a répondu que c’était l’inverse, qu’il ne faisait ainsi que célébrer la grandeur américaine, fouillant dans ses bas-fonds, prenant sur lui tous les péchés du monde. James Ellroy est proche de la sainteté.