Pour le fondateur du festival Etonnants voyageurs, la littérature-monde n’a jamais été aussi nécessaire.
Né en 1944 dans la baie de Morlaix, pionnier du free-jazz en France, cofondateur de Libération, spécialiste du romantisme allemand, écrivain et essayiste passionné, Michel Le Bris lance le mouvement des écrivains-voyageurs dès les années 80 en tant qu’éditeur chez Payot, Flammarion ou Hoëbecke. En 1990, il fonde le festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo, point de ralliement des «petits-enfants de Conrad et Stevenson». Un premier Manifeste pour une littérature voyageuse, en 1992, sera suivi par un deuxième Manifeste pour une littérature-monde en français en 2007. Parrain des écrivains-voyageurs du monde entier, il décline dès l’an 2000 Etonnants voyageurs dans le Montana, à Dublin, Sarajevo, Port-au-Prince, Bamako, Brazzaville, Haïfa, en Israël, ou, comme le mois dernier, à Rabat, au Maroc. Entretien avant sa venue sur la nouvelle Place du voyage au Salon du livre et de la presse de Genève.
Le mois dernier, Etonnants voyageurs ajoutait une pièce à son puzzle en plantant sa tente à Rabat. Pourquoi le Maroc?
Une part de notre avenir à tous se joue dans le pourtour de la Méditerranée. S’y résument les dynamiques et les enjeux liés aux printemps arabes. Malgré les difficultés logistiques, plus de 13 000 personnes sont venues écouter les écrivains marocains, français ou du Maghreb. Les journalistes extérieurs ont été frappés par l’extraordinaire effervescence culturelle de la jeunesse du Maroc. Toutes les formes d’expression, littérature y comprise, toute la société est en train de changer. C’est le rôle d’Etonnants voyageurs que d’apporter une réflexion en profondeur sur ces changements, de sortir du débat politique immédiat. Cela veut dire quelque chose lorsque de nombreux jeunes auteurs marocains écrivent sur l’homosexualité alors qu’elle est toujours interdite. La littérature prend la mesure des changements en cours dans une société. Nous sommes repartis bouleversés. Ce va-et-vient du festival entre Saint-Malo et le monde est la richesse de la manifestation et des écrivains qui participent.
Comment voyez-vous le rôle d’Etonnants voyageurs aujourd’hui?
Nous sommes là pour nous projeter dans le monde et inciter notre public à le faire. Etonnants voyageurs est un formidable outil de connaissance. On peut et on doit philosopher et réfléchir en lisant les livres. Mais je garde de mes années soixante-huitardes l’idée que l’on est toujours en péril de ressassement si la réflexion ne s’accompagne pas d’une remise en question qui vous pousse à découvrir le monde. En 1968, il valait mieux écouter Dylan pour savoir ce qui agitait la jeunesse que de lire Le Monde qui serinait que «la France s’ennuie» dans un édito célèbre…
Vous créez cette année le Prix littérature-monde, qui sera remis lors d’Etonnants voyageurs en juin à Saint-Malo, dérivé du concept littérature-monde lancé par vous en 2007. Pourquoi?
C’est venu d’une envie en discutant avec quelques signataires du manifeste. D’ailleurs, les membres du jury, soit Paule Constant, Ananda Devi, Nancy Huston, Dany Laferrière, Atiq Rahimi, Jean Rouaud et Boualem Sansal, ont tous signé le manifeste Pour une littérature-monde en français. Depuis, plus de 500 universitaires ont écrit sur la littérature-monde, des dizaines de colloques ont été organisés. Mais les universitaires ont tendance à récupérer la chose sans tenir compte de l’avis des écrivains, les principaux concernés. Ce prix réaffirme ce dont il est question. C’est-à-dire le souci de dire le monde sans faire de la sociologie, rendre hommage à la richesse de la littérature en français, s’ouvrir à l’inconnu. Le trait d’union du mot «littérature-monde» représente l’espace entre la littérature et le monde, soit l’espace même de création de l’auteur. Je n’oppose pas littérature du dedans et littérature du dehors. Il peut y avoir un moi qui accepte l’épreuve du monde, qui accepte d’être concassé, remis en question. Je déteste la littérature des petits émois, de la contemplation de son nombril.
Au départ, la littérature-monde concerne la langue française…
J’ai souhaité lancer une affirmation contre la francophonie pyramidale, où la France regarde ses anciennes colonies de haut alors que les littératures de langue française de par le monde forment un ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. Cela nous concerne toujours, aujourd’hui en France. On ne s’aime plus, il y a une crise de l’identité liée à un passé colonial mal digéré. Or l’identité française a été profondément nourrie par ces cultures d’outre-mer. Il n’y a pas beaucoup de pays qui peuvent se penser comme un pays-monde – l’Angleterre, le Portugal, l’Espagne… C’est une chance!
Vous avez du coup troqué le concept de littérature de voyage pour celui de littérature-monde?
Je parle de littérature-monde depuis 1993, lorsque nous avions fait une édition intitulée World Fiction pour mettre en avant ce mouvement qui se développait en Angleterre avec les écrivains enfants de l’Empire. On m’a demandé une traduction de l’expression et j’ai dit «littérature-monde». Au début d’Etonnants voyageurs, le terme d’écrivains-voyageurs avait un sens pour frapper les esprits et interpeller les écrivains français si sédentaires. Le danger a très vite été de s’enfermer dans un genre. Je voulais au contraire faire découvrir les formes narratives qui explosaient dans le monde anglo-saxon, échapper aux étiquettes. Je cite souvent la phrase de Chatwin: «J’applique au réel les techniques de narration du roman pour révéler la dimension romanesque du réel.»
Pourquoi les écrivains-voyageurs et les récits de voyage comme celui de Jean-Christophe Rufin vers Compostelle sont-ils si populaires aujourd’hui?
Contrairement à ce que l’on croit, le monde n’a pas été à 100% cartographié ni occidentalisé. On le trouve de nouveau opaque, inquiétant, étranger. C’est là que la littérature retrouve sa pleine puissance. Nous sommes tous des enfants perdus dans les forêts obscures et les livres sont comme de petits cailloux blancs déposés dans ces forêts obscures. Les marcheurs montrent une manière de se confronter au monde et à soi-même par l’épreuve du voyage. Après la vague qui a porté Bruce Chatwin ou Jean Rolin, il y a eu un moment de creux, de mode sans beaucoup de contenu. Je vois maintenant arriver beaucoup de récits de voyage intéressants. Aux yeux des lecteurs, le sentiment de l’inconnu est éternel et les écrivains sont là pour donner un visage à l’inconnu du monde.
Que représente aujourd’hui Nicolas Bouvier, que vous avez redécouvert et édité?
Il est devenu un auteur culte comme Rimbaud, c’est-à-dire même pour les gens qui ne le lisent pas. Et pourtant le sort qui lui a été fait de son vivant est très injuste. C’est un écrivain sublime mais la claque qu’il a reçue lorsque L’usage du monde a été refusé, ignoré, quasi pilonné, lui a fait beaucoup de mal. Par sa forme, par son propos, ce chef-d’œuvre arrivait trop tôt. Lorsque je l’ai édité chez Payot en 1992, c’était trop tard, le mal était fait. Il a été l’âme d’Etonnants voyageurs entre 1990 et sa mort, en 1998. Il avait des projets, il parlait de London, du Klondike. Son succès est dû à sa prose cristalline, musicale, sa manière unique de dire le poème du monde, autant qu’à son humanité extraordinaire. Il aimait les gens, ce qui le différencie de pas mal d’auteurs. Et en même temps, cette grâce, cette légèreté était gagnée sur un gouffre intérieur qui lui donne son intensité.
Michel Le Bris sera dimanche 4 mai sur la nouvelle Place du voyage du Salon du livre de Genève.
4 étonnants Voyageurs 4 coups de coeur
CÉDRIC GRAS
Né en 1982, le géographe français, passionné d’alpinisme, découvre la Russie en 2006. Séduit par la Sibérie, il enseigne le français à Vladivostok avant d’y créer une Alliance française. Auteur de Vladivostok en 2011 et Le Nord, c’est l’Est en 2013, il publie cette année Le cœur et les confins (tous chez Phébus), douze nouvelles se demandant si l’amour et le voyage ne sont pas incompatibles. «Quelle belle écriture! Il y a un ton personnel, une voix. Et Cédric Gras s’efforce de penser le dehors autant que le dedans, le mouvement entre les deux, la contradiction entre eux. C’est l’essence même du voyage!»
PAOLO RUMIZ
C’est en Italie que Michel Le Bris a découvert le reporter de guerre et écrivain voyageur né à Trieste en 1947. «On se tourne rarement vers l’Italie pour la littérature de voyage. On pense généralement aux pays anglo-saxons. Mais Rumiz, bien connu dans son pays, a le génie de la narration et des rencontres. C’est un grand pratiquant des frontières.» Paolo Rumiz, marcheur et cycliste, a notamment suivi les traces d’Hannibal pour L’ombre d’Hannibal (Hoëbeke) et descendu les 6000 kilomètres de la frontière verticale de l’Europe de la Laponie finlandaise jusqu’à Odessa, en Ukraine, pour Aux frontières de l’Europe (id).
WILLIAM FIENNES
Le livre qui révéla ce jeune auteur anglais suit un vol d’oies des neiges du Texas jusqu’à leur séjour d’été sur la Terre de Baffin, à l’extrême nord du Canada. Méditation sur l’idée de chez-soi, récit de voyage subtil, The Snow Geese, paru en anglais en 2002, a gagné de nombreux prix. Sa traduction est enfin prévue en France, sous le titre Les oies des neiges, à paraître le 23 avril dans la collection Etonnants voyageurs de Hoëbeke. «Avec ce livre, on est dans Chatwin au niveau écriture. C’est un livre magnifique, poétique, intense.»
JOHN VAILLANT
«Son Tigre est formidable! Je suis ravi que le prix Bouvier de notre festival l’ait récompensé en 2012, et je me réjouis de lire son prochain livre traduit, L’arbre d’or.» Pour de nombreux lecteurs, le livre de l’été 2012 aura été une affolante chasse au tigre dans les forêts de l’est de la Russie, signée d’un citoyen de Vancouver grand voyageur et reporter écrivain. L’arbre d’or, tout juste paru aux Editions Noir sur Blanc, raconte comment, dans les îles de la Reine-Charlotte, un épicéa de Sitka vieux de 300 ans, sacré pour les Indiens haïdas, est abattu par un forestier qui disparaît mystérieusement peu après.
Cédric Gras et John Vaillant seront au salon du livre de Genève sur sa Place du voyage. www.salondulivre.ch