La photographienourrit depuis soixante ans le langage visuel de l’«American cool», comme le montrent des expositions à Lausanne et à Washington, ainsi qu’un livre hors norme.
D’habitude, les expressions populaires ont une durée de vie limitée. Elles deviennent vite ringardes, has been, bref, démodées. Cool, pas du tout. Le terme est lui-même encore cool, c’est dire l’épaisseur de sa couche inoxydable. Une belle exposition de photographies à la National Portrait Gallery de Washington nous en dit plus sur la résistance du mot au temps qui passe. L’accrochage est d’autant plus intéressant qu’il présente plusieurs images du grand portraitiste Philippe Halsman, actuellement à l’honneur au Musée de l’Elysée de Lausanne. Il montre également des photos d’Annie Leibovitz, illustratrice en chef des magazines Vanity Fair et Vogue, dont le travail est depuis quarante ans le thème d’un monumental ouvrage tout juste publié chez Taschen.
Le cool est solidaire de la photographie. Ce mélange unique de contrôle, de style, de rébellion, de charisme, de détachement, de danger et de mystère s’incarne aussi dans le cinéma ou la musique, bien sûr. L’exposition de Washington fait remonter l’expression aux années 40, dans le «I’m cool» popularisé par le légendaire saxophoniste de jazz Lester Young. Mais la photographie a défini les codes de ce pilier métaphorique de la culture américaine, exporté partout, imité sans cesse, il y a soixante ans comme aujourd’hui.
Logique économique. Le cool est aussi solidaire des Etats-Unis. Il est le masque qui en montre plus sur le pays que le vrai visage de celui-ci. Il dit son éthique, son esthétique, ainsi que son goût décomplexé de l’argent. Ce langage visuel symbolise les contractions américaines: il se fonde sur une attitude désintéressée qui est très intéressée, puisque souvent destinée à vendre un film, un disque, un roman. Voire une montre ou une paire de lunettes de soleil avec l’image elle aussi inusable de l’acteur Steve McQueen, le King of Cool.
Annie Leibovitz montre jusqu’à l’excès l’identité commerciale du cool dans son livre sumo d’une bonne vingtaine de kilos. L’ouvrage, d’une facture magnifique, obéit lui-même à une logique économique. Puisque le marché du livre est de plus en plus difficile, Taschen multiplie les collectors tirés à peu d’exemplaires, vendus au prix fort et promis à prendre sans cesse de la valeur. Affiché 2000 euros dans son édition collector, le livre double son prix dans sa version édition d’art, lesté d’un tirage original et proposé avec quatre jaquettes différentes (Whoopi Goldberg, Keith Haring, David Byrne, Patti Smith).
Naguère photographe vedette de Rolling Stone, aujourd’hui star du groupe Condé Nast et de ses magazines, Annie Leibovitz est l’une des grandes portraitistes du moment. Son livre compose l’album de famille de la culture populaire américaine contemporaine, ses acteurs, musiciens, écrivains, artistes, athlètes, politiciens et entrepreneurs. Les 500 pages en grand format (50 x 70 cm) exacerbent quelques qualités intrinsèques du cool: son goût de la mise en scène, du pouvoir, du glamour, de la réussite, de la flamboyance, de l’intime donné en pâture au grand public. Tout est ici fabriqué, promotionnel, commandé par Hollywood, les maisons d’édition ou l’industrie de la musique. Rien n’est gratuit ni spontané. Le cool, c’est de l’argent.
Talent fou. Cela l’était également du temps de Philippe Halsman, né Letton en 1906, mort Américain en 1979, après avoir eu une formidable carrière dans la presse (il a réalisé 101 couvertures du magazine Life, un record). Mais son art du portrait est moins cynique, plus spontané que celui d’Annie Leibovitz. En arrivant depuis Paris à New York en 1940, chassé par la guerre, Philippe Halsman assimile en vitesse les codes de la photographie américaine, avec son exigence de perfection technique, de clarté, de simplicité, d’audace. La rétrospective du Musée de l’Elysée le montre: Halsman a un talent fou pour saisir le naturel de personnalités aussi diverses que Marilyn Monroe ou Albert Einstein. Mais il exerce ce même talent dans le cadre de la promotion des icônes du moment, en particulier celles de Hollywood.
Cette promotion est celle de l’American Cool, pour reprendre le titre de l’exposition de Washington. Il est piquant (complètement ringarde, cette expression «piquant») de constater que cette esthétique a notamment été construite par des photographes juifs émigrés d’Europe de l’Est, comme Philippe Halsman ou Alfred Eisenstaedt. Le premier tire le portrait, en 1944, de Humphrey Bogart, l’archétype de l’acteur américain héroïque, individualiste, rugueux, nonchalant, sardonique, pourvu des accessoires de la cool attitude en ce temps-là: cigarette, chapeau, costume et coiffure impeccables. Le second prend en 1949 la photo de l’épouse célèbre de Bogart, Lauren Bacall, la tête inclinée vers le bas, les yeux mi-clos, la beauté fatale, la distance amusée, le calme, le tranchant, bref, l’essence même du cool.
Ces deux portraits figurent parmi les 100 icônes montrées à la National Portrait Gallery de Washington. De Miles Davis à Clint Eastwood (saisi à l’époque de Dirty Harry par Philippe Halsman), de Greta Garbo à Johnny Depp, l’exposition détaille l’histoire d’une esthétique unique. Sans doute amorcée par le «I’m cool» d’un jazzman qui résistait avec sang-froid à la discrimination raciale et toujours perpétuée aujourd’hui par les héros de la culture populaire. Voire par des objets: existe-t-il aujourd’hui quelque chose de plus cool qu’un smartphone?
«Philippe Halsman», Musée de l’Elysée, Lausanne, jusqu’au 11 mai. www.elysee.ch
«American Cool», National Portrait Gallery, Washington, jusqu’au 7 septembre. www.npg.si.edu
«Annie Leibovitz», Ed. Taschen.
Esthétique
Miles Davis et l’invention du cool
C’est en 1949 que, pour rompre avec la frénésie be-bop, Miles Davis et Gil Evans imaginent un autre jazz. Une musique jouée en inhabituel nonet, plus lente, très arrangée, qui ressemble au trompettiste: depuis toujours, Miles est attentif au style, à l’élégance, à ce que l’on pourrait appeler sa «mise en image».
Pour diverses raisons, ces enregistrements décisifs dans l’histoire ne sortiront alors que de façon partielle, avant d’être enfin réunis en 1957: c’est Birth of the Cool, qui influencera des générations.
Le disque lance la carrière de Davis, et pas seulement musicalement: on parle bien d’une esthétique cool, visuelle et musicale, qui va ensuite, durant quinze ans, l’amener à exploser les genres en allant peu à peu, impressionné par James Brown ou Hendrix, vers l’invention de ce que l’on appellera le jazz rock. C’est alors Miles en pop star, lunettes de mouche, chemises funk et trompette combat, dont le sommet se jouera lors des concerts At the Filmore, clubs rock de New York et San Francisco, en 1970. Ces enregistrements enfin complets viennent de ressortir (Sony Legacy), et font entendre bruyamment ce que le cool avait de plus profond: sa révolte.