Inspiré du «Schneewittchen» de Robert Walser,l’opéra de Heinz Holliger explore les suites possibles du conte des frères Grimm. A l’occasion des 75 ans du compositeur suisse, et sous sa direction, l’Opéra de Bâle en offre une nouvelle production à la fois délicate et virtuose.
Que deviennent les personnages du conte une fois les baisers et promesses échangés, les méchants punis, le mot «fin» calligraphié au bas de l’ultime page? Ils se fondent dans notre inconscient, le hantent ou s’y dissolvent. En 1901, l’écrivain Robert Walser les sortait de la page blanche et les convoquait dans son imaginaire de poète. Tel un marionnettiste curieux et désabusé, il leur a fait jouer leur devenir en plusieurs variations et en les plaçant dans l’au-delà. Même morts, les personnages de Schneewittchen gardent en mémoire l’intégralité du conte et incarnent, inlassablement, les prototypes de leur histoire tourmentée.
Blanche-Neige demeure hantée par la haine maternelle, les tentatives de meurtre qu’elle a subies jusqu’à se retrouver allongée dans un cercueil, un morceau de pomme empoisonnée dans la gorge. La Reine rit de son trouble et lui assure que ce n’était qu’un jeu. «Embrasse-moi!» La jeune femme préférerait la croire, mais le Chasseur était bel et bien armé et avoue avoir désobéi aux ordres en tuant la biche plutôt que l’adolescente. Serait-il donc son unique allié? Blanche-Neige entend aussi les déclarations d’amour de son Prince immature, aux baisers inexpérimentés, qui va bientôt s’enflammer pour la Reine habile et très occupée à séduire son complice Chasseur. Et si l’on rejouait la scène où Blanche-Neige est poursuivie dans la forêt, propose la Reine. Et si, cette fois, le meurtre s’accomplissait?
En 1998, Heinz Holliger donnait en création, à Zurich, son opéra tiré du Dramolett en forme de labyrinthe de Walser. «Un conte sur un conte sur un conte…», disait-il. C’est maintenant l’Opéra de Bâle qui le met à l’affiche, sous la direction du compositeur et dans la mise en scène d’Achim Freyer, véritable virtuose des masques, des images, des éclairages et des faux-semblants. Les cinq scènes, encadrées de brefs prologue et épilogue, s’enchaînent comme dans un rêve parfaitement codifié où prennent place, obsessionnelles et hautes en couleur, les postures liées au pouvoir, à la cruauté, à l’amour, sans oublier la présence intermittente de la neige qui se révèle capable, pour un temps, d’effacer toutes les traces de la souffrance, toutes les preuves de la mise à mort.
Théâtralement, Schneewittchen a peu d’action: la mise en scène se charge d’en insuffler, avec excès, parfois. Reste la partition de Holliger, incroyablement expressive et dense, qui s’appuie sur les voix pour guider le récit et sur les chatoiements de l’orchestre – notamment la harpe de verre, l’accordéon, les percussions, les cuivres – pour en prolonger l’écho et les interrogations mystérieuses. Les timbres instrumentaux ne cessent d’évoluer, de digresser, de tisser une histoire parallèle faite d’utopie, de résignation, de sensations aussi subtiles qu’impérieuses. La distribution bâloise est à la hauteur des attentes et de la généreuse complexité sonore d’une musique habitée, nourrie d’histoire et de la vaste expérience d’un Heinz Holliger à la fois hautboïste, chef d’orchestre, lecteur, poète et compositeur fasciné par les marges, les limites, les vertiges.
Une musique habitée. Blanche-Neige n’est pas l’héroïne de son histoire. Elle est juste – et dans une terrifiante solitude – une survivante qui observe, constate, pardonne dans une forme de rébellion puis d’indifférence polie, polie par les caresses plurielles de la manipulation maternelle et amoureuse. Son drame est qu’elle ne parviendra jamais à oublier. A moins de s’évader dans un monde parallèle, comme l’a fait Robert Walser en ce soir de Noël 1956. Interné pendant plus de vingt ans dans un asile, à Herisau, il mourut d’épuisement lors d’une fugue éperdue dans la neige. Cette neige blanche et indifférente qui, comme il l’écrivait, «ne revient jamais à son point de départ, d’où qu’elle vienne» et n’a d’autre but que déposer le silence, à la fois bonheur et délivrance.
Bâle. Stadttheater. A l’affiche jusqu’au 15 avril. www.theater-basel.ch
A écouter: CD parus chez ECM New Serie.
Genève. Concert autour de Heinz Holliger/Robert Schumann. Espace Fusterie. Di 9 mars, 11 h, www.contrechamps.ch