Le nouveau directeur du Théâtre de Vidy, à Lausanne, prend ses marques.Il livre les tendances de sa future programmation. Enthousiasmant.
Brillant, élégant et, de premier abord, timide. Il vous regarde dans les yeux, comprend à qui il a affaire, mais ne profitera pas de vos faiblesses. Le temps d’une promenade sur les quais, Vincent Baudriller sort du bois et n’hésite pas à se mouiller (les pieds, pour les besoins de la photo) dans ce Léman de février qui vous mord la chair, décuple vos forces en fouettant votre circulation.
Un médecin de l’âme. Finie la période, douloureuse pour certains, de la nomination. Le nouveau directeur (qui a codirigé de 2003 à 2013 le Festival d’Avignon avec Hortense Archambault) a pris le temps de rencontrer artistes et programmateurs, de tisser des liens avec d’autres institutions romandes.
Les premiers échos sont élogieux. Vera Michalski, éditrice et mécène, présidente du conseil de fondation du théâtre, s’enthousiasme: «Par son écoute, il permet aux gens de révéler leur meilleur. Il est l’homme de la situation.»
Pour Alya Stürenburg, directrice de La Bâtie-Festival, à Genève, «il comprend très vite le contexte dans lequel il s’inscrit. Il est ouvert aux propositions des autres et crée naturellement les conditions d’un vrai dialogue.» Le festival de La Bâtie a, par le passé, programmé et coproduit des spectacles présentés au Festival d’Avignon. «Nous explorons un territoire artistique commun et partageons le même intérêt pour ceux qu’on appelle les plasticiens de la scène, comme Massimo Furlan ou Romeo Castellucci. Mais peu importe l’étiquette: ce qui compte, ce sont des propositions scéniques fortes.»
Marielle Pinsard, elle, voit l’homme comme un «docteur». Un médecin de l’âme. «Il observe la ville, son lieu de travail, puis il diagnostique et opère.» Rien n’annonce que la metteuse en scène lausannoise sera programmée à Vidy, mais ses échanges avec Vincent Baudriller ont été précieux et précis. «Il t’écoute avec le truc pour le cœur, un stéthoscope. Et si ton cœur d’artiste ne bat pas fort, fort, il te regarde bizarrement. Il doit être sûr que tu es prêt, dans la meilleure condition physique. Que tu es prêt à assumer qui tu es et ce que tu proposes au public.» De la Côte d’Ivoire, où elle mène à bien un projet théâtral, Marielle Pinsard résume ce qui fait, selon elle, la force de la vision du nouveau directeur. «Vincent Baudriller a, selon moi, le bon goût de ne pas trop montrer ses goûts. S’il pense qu’un public doit découvrir la démarche d’un artiste, alors il va le programmer. En tant que public, on peut alors se bagarrer avec nos idées, nos préjugés et, ma foi, on se sent vivants. On peut soigner notre âme.»
Prologue. Le 27 mars prochain sera dévoilé le menu d’un «Prologue», à savoir dix spectacles programmés du 12 mai au 14 juin. Une période de transition. Puis, le 19 mai, ce sera l’annonce de la première véritable saison assurée par la nouvelle direction.
En pleine programmation, Vincent Baudriller paraît heureux de profiter du soleil, le temps d’une interview, et de traverser ce paysage auquel Vidy doit beaucoup. «On dit souvent que c’est un des plus beaux théâtres au monde, c’est vrai. Si Vidy est légendaire et mythique, cela dépend de son emplacement, qui en fait presque un théâtre de villégiature. Il n’est pas au centre de la ville, c’est là que résident sa force, mais aussi sa fragilité.»
Il choisit le chemin de droite, direction l’esplanade des Cantons et ses pyramides à gradins, héritage de l’expo nationale de 1964. Il verrait bien le théâtre faire revivre ces lieux. S’arrête et prend le temps de lire à haute voix, sur le sol, la charte de l’expo: «Présenter sur la terre et sur l’eau le pays dans sa réalité/Unir vingt-cinq Etats dans un effort d’ensemble/Rappeler à l’homme sa raison d’être/Dégager du présent les lignes de demain/Ouvrir les voies vers l’Europe nouvelle/Agir en faveur d’une solidarité mondiale/Donner à la Suisse de nouvelles raisons de croire et de créer.» Il trouve que l’on a un peu oublié ce message, qu’il serait temps de s’en rappeler, après le 9 février dernier. «Cette votation fédérale donne encore plus de poids à la mission d’un lieu comme Vidy, la rend d’autant plus forte et nécessaire.» Notamment en faisant venir des artistes du monde entier, des spectacles joués dans d’autres langues. «Ce qui me marque à Lausanne, et sur la plage de Vidy, c’est justement la diversité.»
Circulation en réseau. Sans l’expo de 1964 et le bâtiment de Max Bill, il n’y aurait pas de théâtre aujourd’hui. Aussi, le 30 avril prochain, Vidy fêtera les 50 ans de l’expo de 1964 par une rétrospective. En plus de revenir aux fondamentaux, à son ADN, l’institution lausannoise s’ouvrira à d’autres partenaires. Premiers signes de ce décloisonnement, une collaboration avec le musée de l’Hermitage autour de l’exposition Le goût de Diderot. Et avec le musée de l’Elysée, pour la prochaine Nuit des images. D’autres devraient suivre, avec le Musée de l’art brut et le festival de La Bâtie. Des contacts sont noués avec l’EPFL et l’ECAL. Et des espaces inattendus vont être occupés, tels que le stade Juan-Antonio Samaranch. Le public sera invité à circuler entre les lieux culturels. Deuxième changement de taille, Vidy s’ouvre à la danse contemporaine. Sur les dix spectacles du «Prologue», cinq seront dansés. Enfin, l’accent sera mis sur la médiation. «Qu’on aime ou non une pièce, le théâtre est une expérience intense et collective. Il faut pouvoir la partager avec les autres spectateurs. J’aimerais aménager ce temps de l’échange.» Se profilent débats et rencontres. Tout sera fait également pour améliorer «l’expérience du spectacle»: des horaires légèrement décalés, pour faciliter la venue du public; l’achat simplifié de billets sur l’internet.
Attirer les spectateurs. Il adore voir des retraités jouer aux cartes dans le foyer, l’après-midi. Se réjouit qu’on occupe le théâtre. Il aimerait qu’un jour, les mêmes personnes osent entrer dans une salle de spectacle. Ce sera une partie de sa mission. Aller chercher le public, surtout les jeunes. «La saison dernière, on était à 56% d’entrées payantes. Ce n’est pas assez.» Et que compte-t-il faire? «Je m’étais emporté contre une lettre de Nicolas Sarkozy à sa ministre de la Culture, Christine Albanel. L’ancien président souhaitait que les “opérateurs culturels” donnent au public ce qu’il attend. Je pense tout le contraire: le théâtre est là pour proposer ce que nous n’attendons pas et éveiller notre curiosité.»
La voie est toute tracée: pour être attractif, il faut miser sur la qualité, proposer des choix artistiques forts et prendre des risques. Surtout ne pas brosser les spectateurs dans le sens du poil. C’est ce qu’il avait mis en place pendant dix ans à Avignon, assurant le succès populaire du festival. «Le risque, c’est un beau mot. C’est le cœur de l’identité d’un théâtre de création. J’aimerais dédramatiser le rapport à la culture, que les spectateurs n’aient pas peur de découvrir un art contemporain qui parle d’eux.» Pour cela, il privilégiera ceux qui «prennent le risque d’inventer». Christoph Marthaler est de ceux-là, et aura sa place à Vidy. «Il faut donner aux artistes les moyens de mener à bien leurs créations, pour qu’ils aillent le plus loin possible dans leurs rêves artistiques, sans compromis.» Non, Vincent Baudriller ne donnera pas au public ce qu’il attend. Gageons qu’il lui donnera bien davantage…