«Footlights» pose la trame de ce qui deviendra «Les feux de la rampe». En plus sombre.
«Je sais que je suis drôle. Mais les managers pensent que je suis fini. Mon Dieu! Comme il serait bon de leur faire avaler leurs paroles. C’est ce que je hais dans le fait de vieillir: le mépris et l’indifférence qu’ils vous montrent. Ils pensent que je suis sans valeur… vieux jeu… Comme il serait merveilleux d’avoir de nouveau du succès! Ce serait sensationnel! De les voir se tordre de rire comme autrefois… d’entendre ce grondement monter… ces vagues de rire qui se précipitent à vos pieds, vous soulèvent… quelle sensation! Vous voulez rire avec eux, mais vous vous retenez et vous riez intérieurement… Mon Dieu, il n’existe rien de semblable!»
Ce style alerte, cette alternance d’abattement et d’espoir, cette fascination pour les feux de la rampe, le sentiment incomparable de faire rire un public aux larmes… Voilà du Chaplin craché. En effet, ce paragraphe (notre traduction) provient d’une découverte inattendue: Footlights, le seul roman connu de Charlie Chaplin. Ecrit en 1948, ce texte de 70 pages raconte l’histoire pathétique du vieux clown alcoolique Calvero. Un saltimbanque sur le déclin qui ne suscite plus que l’indifférence ou les huées, mais qui sauve une danseuse du suicide avant de lui redonner goût à la vie. La trame même des Feux de la rampe (Limelight) que Chaplin tournera quelques années plus tard, alors qu’il s’apprête à fuir les Etats-Unis pour trouver la paix au Manoir de Ban, à Corsier-sur-Vevey.
La publication de ce court roman coïncide avec les 100 ans de la naissance du personnage de Charlot, apparu pour la première fois dans les courts métrages tournés par la Keystone Film Company en 1914. Elle accompagne aussi la nouvelle de la transformation effective du Manoir de Ban en musée Chaplin. Les contrats qui lient les initiateurs du projet avec la Compagnie des Alpes, qui gérera l’espace, ont enfin été signés. Le musée devrait ouvrir ses portes d’ici à deux ans.
Mais c’est à Bologne, dans la fameuse cinémathèque de la ville, qu’ont été retrouvées les pages éparses de Footlights. La Cineteca est réputée pour son service de restauration de films. C’est à elle que la famille Chaplin a confié la remise en état des nombreuses bobines tournées par le maître. Des archives liées aux tournages y sont conservées. Elles ont été numérisées. C’est à cette occasion que le biographe de Charlie Chaplin, David Robinson, a pu reconstituer le puzzle de documents qui constitue le court roman, resté dans l’ombre pendant six décennies.
Lourd climat. Son auteur ne le destinait pas à la publication. A l’époque, la fin des années 40, Chaplin est presque sexagénaire. Il n’est plus l’homme le plus aimé au monde, un statut inouï qu’il avait gardé pendant trente ans. Le FBI, dirigé par J. Edgar Hoover, le soupçonne de fortes sympathies communistes, lui qui est simplement pacifiste. Une jeune actrice le traîne en justice, l’accusant d’être le père de son enfant. Dans ce lourd climat, Chaplin se remémore son passé: le Londres de son enfance misérable, son père Charles, un acteur alcoolique qui avait peur de la scène, sa mère à la santé mentale fragile, ses débuts sur scène alors qu’il est encore un petit garçon, mais aussi une rencontre frappante en 1916 avec le danseur Nijinski.
C’est ainsi que naît le roman, plus sombre que ne le sera le film Les feux de la rampe. Plus profond aussi avec sa réflexion sur la relation d’un artiste avec son public, sur l’art du spectacle, la folie, la pauvreté, la vieillesse. Le roman, ou plutôt la longue nouvelle, est écrit dans une langue vive, d’autant plus remarquable que Chaplin était à peine allé à l’école dans son enfance. Il s’était instruit lui-même, s’imposant chaque jour l’apprentissage de nouveaux mots. Son autobiographie, parue dans les années 60, témoigne aussi de cette maîtrise durement acquise.
Footlights paraît en anglais avec des notes de David Robinson, des documents d’époque inédits et de nombreuses photographies issues des archives Chaplin ou prises à la fin du XIXe siècle dans les milieux des théâtres de variété à Londres. Il peut être commandé sur le site de la cinémathèque de Bologne: www.cinetecadibologna.it