Les frères Jean-Marie et Arnaud Larrieuont tourné, entre la Suisse et la France, une inspirée adaptation du roman de Philippe Djian «Incidences». Rencontre.
Film après film, on vante leurs qualités d’esthètes, la manière dont ils inscrivent leurs récits dans le paysage. Peindre ou faire l’amour, Le voyage aux Pyrénées et Les derniers jours du monde, autant de longs métrages dans lesquels la nature est utilisée comme un personnage, qu’elle dise la solitude, la peur ou le désir de fuite. Loin de cette ambiance qui leur est propre, c’est plus prosaïquement au bar d’un hôtel caché dans une ruelle du XIe arrondissement parisien que nous retrouvons Jean-Marie et Arnaud Larrieu pour évoquer leur nouveau film, L’amour est un crime parfait, qu’ils ont en partie tourné sur le site de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) à la fin de l’hiver dernier. Une aventure qui commence en 2010, lorsqu’un producteur conseille aux deux frères de lire Incidences, roman que vient de publier Philippe Djian. «On sortait des Derniers jours et on avait du mal à redémarrer sur des sujets personnels, se souvient Jean-Marie, l’aîné. Et là, on découvrait ce roman avec des images très fortes, des corps, un gouffre, un lac, des montagnes, un chalet, des jeunes filles… Alors que l’écriture de Djian est dans un sens très cinématographique, on a opté pour une adaptation plus théâtrale, dans le sens où on a utilisé beaucoup de ses phrases pour en faire des dialogues. On avait envie de faire entendre ses mots, ce qui nous a amusés car de manière générale on nous reproche nos dialogues trop littéraires, tandis que les textes de Djian ne sont pas toujours considérés comme de la grande littérature.»
Tension sexuelle. Marc, professeur d’écriture, enseigne dans une université située en plaine, mais habite avec sa sœur dans un chalet de moyenne montagne. Un soir, il ramène chez lui une jeune étudiante, qu’il retrouve le lendemain matin inanimée. Incapable de se souvenir de quoi que ce soit, il décide de faire disparaître le corps. Quelques jours plus tard, alors que la police rôde sur le campus, il reçoit la visite de la belle-mère de cette jeune fille qu’il semble avoir assassinée… et en tombe amoureux.
Cinéastes qui dans la plupart de leurs films parlent de désir et des choses de la chair, les Larrieu ne pouvaient que s’intéresser à cette histoire, qu’ils adaptent d’ailleurs de manière très fidèle. «Le désir? Mouais…, hésite Jean-Marie. Je dirai qu’il est ici surtout question d’interdits. Le film aurait d’ailleurs pu s’appeler Jouissances interdites: Marc n’a pas le droit de coucher avec sa sœur ni avec ses étudiantes, et a priori ni avec la belle-mère d’une étudiante, qui a disparu… Disons qu’ils n’ont pas le droit de coucher les uns avec les autres mais qu’ils le font quand même! De tous ces interdits découle la tension sexuelle qui est au cœur du film.» Tension qui sous-tend toute l’œuvre des Larrieu et lui donne une dimension quasi freudienne. Mais les natifs de Lourdes ne sont pas faciles à psychanalyser. «Pourquoi pas est la première réponse que nous donnons quand on nous demande pourquoi le sexe est si présent dans nos films», sourit Jean-Marie. «De toute manière, c’est tout ce que nous connaissons», renchérit son frère Arnaud pour botter en touche. Les deux réalisateurs admettent au moins que la question est légitime. L’aîné y répondra finalement par la bande, en citant La nuit sexuelle, de Pascal Quigard, et une analyse des Derniers jours du monde écrite par Patrick Wald Lasowski, spécialiste du libertinage en littérature.
Anguille ambiguë. En lisant Incidences, les réalisateurs ont eu l’intuition que l’action se situait en Suisse, même si aucun lieu n’y est nommé. Ils en ont eu la confirmation en parlant avec Djian et ont choisi de venir tourner, avant de finir le film en Haute-Savoie, sur les bords du Léman, notamment à l’intérieur du Learning Center de l’EPFL, édifice tout en transparence et en courbes. «Voir les personnages se déplacer à l’intérieur du bâtiment nous intéressait. Et de toute manière, nous avions envie de venir tourner chez vous, dans les Alpes, qui font partie de la littérature et de la mythologie. On n’imagine pas un prof de lettres donner un cours sur les Pyrénées.»
Ce prof de lettres est dans L’amour est un crime parfait interprété par l’omniprésent Mathieu Amalric, aperçu ces dix dernières années dans près de quarante films! Le comédien, qui retrouve les Larrieu pour la quatrième fois, apporte au Marc créé par Djian quelque chose de trouble, de menaçant. Rôle après rôle, il s’est façonné une image d’intellectuel ténébreux et volontiers colérique. «Il a deux facettes, il est à la fois crédible en professeur et en criminel, commente Jean-Marie. Dans le Munich de Spielberg, il avait parfaitement ce côté double. Les Américains le voient d’ailleurs comme une anguille ambiguë.»
«Si Mathieu Amalric est difficile à diriger? Oui, embraie Arnaud après un silence embarrassé. Cela est dû au fait qu’il est très tendu avant de jouer, qu’il a tendance à en faire de plus en plus… Il est impatient. Et comme il arrive toujours totalement épuisé sur nos tournages, cela n’arrange pas les choses.» «Il se met volontairement dans cet état, précise encore Jean-Marie. Parfois, il est vraiment à côté, il essaie trop de jouer. Il peut être excessif, à nous de le calmer et de le recadrer. On a peur, il s’énerve, et tout d’un coup boum, ça part, et il est génial.»
De Jean-Marie et Arnaud Larrieu. Avec Mathieu Amalric, Karin Viard, Maïwenn, Sara Forestier et Denis Podalydès.
France/Suisse, 1 h 51. Sortie le 22 janvier.
Avant-première le 20 à Lausanne (Pathé Flon, 20 h 30), en présence des réalisateurs, de M. Amalric et de Ph. Djian.