Il y a deux cents ans disparaissait le marquis de Sade. Depuis, sa voix n’a cessé de hanter notre imaginaire. Le point sur l’influence d’une oeuvre insupportable et ce qu’il faut en garder en 2014.
Il y a deux cents ans, un vieillard malade s’éteint à Charenton, dans un asile de fous. Il fait peur, ses textes affolent − pendant vingt-six ans, on a cherché à le réduire au silence en l’emprisonnant. Pourtant, il a continué d’écrire, parfois dans des conditions difficiles, parfois avec son sang. Sous sa plume, les mots ont coulé comme de la lave incandescente. Celui qui a été privé de liberté est devenu l’écrivain le plus libertaire que l’on ait connu.
On découvre l’homme à travers des lettres parfois émouvantes. Celles qu’il rédige pour demander sa libération, ou implorer sa femme de lui envoyer, par exemple, un gâteau préparé avec un chocolat «noir, comme le cul du diable». Dans son oeuvre, il invente une fantasmagorie dans laquelle les corps s’imbriquent, s’interpénètrent comme des machines, deviennent des objets que l’on démolit patiemment, de la matière que l’on découpe. Sodomie, blasphème, humiliation, coprophagie, zoophilie, pédophilie, torture, assassinat… Il est le cauchemar des Lumières, la face sombre d’un siècle qui a inventé la Liberté et le Progrès.
Il suffit de se plonger dans Les 120 journées de Sodome, son ouvrage le plus extrême, pour s’en faire une idée. Quatre amis aristocrates s’enferment dans un château de la Forêt-Noire pour se divertir. Au programme, cuisine raffinée et plaisirs sexuels. A la fin, c’est l’hécatombe: 46 jeunes victimes ont péri sous les coups de leurs fantaisies.
Le texte prend en otage. Au début, il est drôle, ironique, raffiné. Il titille, puis glisse progressivement vers l’horreur. Il fait entrevoir ce qu’il y a de plus noir en nous. Nous, lecteurs, sommes le rouage clé de cette implacable mécanique littéraire: elle a besoin de notre regard pour se nourrir, pour «jouir». A la fin, nous restons seuls, étreints par une incommensurable
tristesse.
Malentendus. Depuis plus de deux cents ans, on a cherché à classer l’oeuvre du marquis (car il s’agit bien d’une oeuvre, et non de la description des frasques de la vie d’un libertin, comme l’ont cru ses premiers lecteurs). Pour penser l’impensable, il fallait la faire entrer de force dans des cases. «L’ambivalence de l’oeuvre déroute», rappelle le professeur Michel Delon, qui a dirigé les trois volumes de la Pléiade consacrés à un écrivain longtemps confiné dans l’enfer des bibliothèques. «Les premiers qui ont travaillé sérieusement sur lui, des médecins comme Krafft-Ebing, le considéraient comme un fou.
Pour Apollinaire et les surréalistes, c’était un grand poète. Aujourd’hui, pour Michel Onfray, c’est un fasciste avant la lettre. Alors que pour Sollers il est le maître de l’humour… On est toujours dans le superlatif. Peut-être faudrait-il le lire sans vouloir qu’il soit dans les extrêmes. Soyons plus rationnels, moins dans l’exécration ou l’adoration.» Quel est le Sade de 2014? «Il est vu comme le révélateur avant-coureur des dérèglements financiers et écologiques que nous traversons. C’est la lecture féconde, bien qu’anachronique, que fait par exemple Dany-Robert Dufour dans un essai brillant, La cité perverse.» Sade, comme un révélateur de la folie potentielle de tous les pouvoirs…
Censure. Jean-Jacques Pauvert, le premier qui a osé, dès 1945, éditer ouvertement l’écrivain honni ne cache pas une certaine amertume. A la «muséification», l’éditeur né en 1926 préférait encore l’émoi de la censure. «La brigade mondaine venait dans le garage de mes parents, dans lequel j’avais installé, au début, ma maison d’édition. Les fonctionnaires étaient complètement indignés, cela me paraissait amusant. Les juges d’instruction, eux, étaient des êtres stupides… Je leur envoyais pourtant des ambassadeurs de taille, pour défendre Sade: André Breton, André Pieyre de Mandiargues…» Jusqu’à ce que, en 1968, l’un d’eux mette fin à la cabale. «Il était forcé de reconnaître l’importance de cet écrivain, même s’il ne le comprenait pas. Il a déclaré que j’avais eu raison de le publier.»
Mais depuis, toujours selon Jean-Jacques Pauvert, on cache Sade derrière un discours théorique. «J’ai vécu tous les rejets de Sade. J’ai été en procès de 1945 à 1968. Mais ce rejet massif était encore préférable au discours ambiant, qui le range au musée. Aujourd’hui, on ne le lit plus.» Une manière «de l’amoindrir et de le camoufler».
Reste que le poison du «divin marquis», comme l’appelaient les surréalistes, déteint sur la littérature mondiale. Même si, pour l’éditeur, il n’a pas d’héritier direct. «Les écrivains contemporains ne lui arrivent pas à la cheville.» Pris de court, on avance le nom de Bataille. Soupir, à l’autre bout du fil. «Georges Bataille, je l’ai fréquenté, édité… (Silence.) Mais il se dissimulait derrière l’idée de Dieu. Toute sa vie, il a répété que Sade était incompréhensible si l’idée de Dieu n’existait pas.» Lapidaire, il conclut: «Il ne faisait pas le poids.»
François Angelier, producteur de l’émission Mauvais genres sur France Culture, n’est pas d’un avis aussi définitif. «Pensez à Alain Fleischer, à Philippe Sollers, ou à votre compatriote Jacques Chessex. Son roman posthume, Le dernier crâne de M. de Sade, est formidable!» Certains se revendiquent plus ou moins ouvertement de Sade. La romancière française Chantal Thomas (qui lui a consacré un essai, au Seuil) admire l’homme pour son courage et en a fait un exemple. «Sa résistance à la prison est extraordinaire, explique l’auteur des Adieux à la reine. Non seulement il n’est pas devenu fou, mais il n’a jamais fléchi sur ses thèmes de prédilection: l’exploration romanesque et philosophique du libertinage. Les obstacles n’ont fait que le renforcer dans ses convictions et sa puissance d’imagination.»
Plus profondément, en sous-main, Sade a modelé les textes de la romancière par son ambivalence. «Ce qui me passionne dans son oeuvre: un mystérieux accord entre le principe de cruauté et le principe de délicatesse.»
L’homme ne naît pas bon.«A chacun de vivre et d’interpréter Sade comme il le veut, mais pas question de travestir l’histoire du personnage», estime Thibault de Sade. L’arrière-arrière-petit-fils du marquis est fier de l’héritage intellectuel de son ancêtre. «Ce qu’il nous a légué, et que nous aimerions transmettre aux générations futures, c’est la liberté. Au départ, c’était un libertin comme des centaines d’autres. Ce qui a déclenché sa pensée volcanique, ce sont ses vingt-six années de prison. Il en aurait mérité deux ou trois, mais il y a passé toute la fin de sa vie. Il a fondé son écriture sur cette injustice.» Sa liberté a été avant tout de regarder l’homme en face. «Il nous invite à découvrir notre nature. Non, l’homme ne naît pas bon, et ce n’est pas la société qui le corrompt. Nous avons, en nous, tous les éléments pour devenir des êtres d’une violence extrême. La culture, la morale, l’éducation peuvent enserrer nos instincts les plus bestiaux.»
Un monstre pornographe? Donatien Alphonse François de Sade n’avait, lui-même, rien d’un monstre. Du moins, pas plus que tous les hommes. Pour Michel Froidevaux, éditeur de textes érotiques et fondateur de la galerie-librairie Humus, à Lausanne, «c’était un homme fréquentable, qui appelait de ses vœux la révolution et s’opposait à la peine de mort. Il n’avait rien de “sadique”. Même s’il aurait fait preuve d’une certaine violence, en malmenant des prostituées à Marseille.»
Marc Bonnant, avocat au barreau de Genève, est aussi un familier de l’oeuvre. Il envisage de plaider la cause de l’écrivain en 2014, comme il l’avait fait, au théâtre, pour Baudelaire notamment. «Son oeuvre témoigne-t-elle d’un mépris de l’homme ou, au contraire, célèbre-t-elle la liberté absolue de l’homme? Car n’est-ce pas croire totalement en l’homme que de le vouloir totalement libre? D’une liberté monstrueuse: celle de nier toutes les conventions, y compris la vie d’autrui…»
Le célèbre avocat détient des lettres autographes du libertin et possède une maison dans le Vaucluse, en face du château de Lacoste, où vécut Sade. Volontiers provocateur, il se plaît à imaginer, dans ce voisinage, «les hululements nocturnes de jeunes filles molestées, des cris de douleur mêlés aux râles du plaisir».
Pornographe, Sade? Comment le défendrait-il de cette accusation? «Il ne peut pas y avoir de pornographie lorsqu’il y a du style, qui transcende. Aujourd’hui, c’est le discours des politiques qui est pornographique. Mais Sade… La sodomie au subjonctif imparfait, c’est un raffinement. Cela devient presque une maxime de vie.»
Une exposition à la Fondation Bodmer, à Genève (voir encadré), une autre au Musée d’Orsay (sur la trace de Sade dans la peinture du XIXe siècle, dont la date n’est pas encore communiquée), des colloques dans le monde entier (notamment à la Sorbonne, au Canada, au Brésil)… L’année 2014 permettra de se replonger dans cette écriture d’une grande élégance. Et l’on découvrira que l’auteur excède largement le terme de «sadisme», qu’il a inspiré.
PROFIL
Donatien Alphonse François de Sade
Né en 1740 à Paris, Sade se fait d’abord connaître comme capitaine durant la guerre de Sept Ans. Il est incarcéré en 1763 pour blasphème et débauche. En 1772, quatre prostituées marseillaises portent plainte contre lui pour tentative d’empoisonnement. Sade fuit la France. D’autres plaintes suivront. Il est enfermé en 1777, condamné à mort puis libéré en 1794. L’année suivante, il publie anonymement plusieurs oeuvres, dont La philosophie dans le boudoir. Scandale, dénonciation et retour définitif en prison dès 1801, jusqu’à sa mort, le 2 décembre 1814.
EXPOSITION
Sade et la Suisse
Le manuscrit des 120 journées de Sodome se trouverait en Suisse. Son histoire constitue, en elle-même, un roman. Sade l’a écrit sur des feuillets en 1785, dans sa cellule, feuillets qu’il a ensuite assemblés en un rouleau de plus de 12 mètres de long et qu’il a caché entre les pierres de son cachot. L’écrivain est mort sans savoir que son œuvre maîtresse n’avait pas disparu en fumée, comme il le redoutait lors de la prise de la Bastille en 1789, mais qu’elle avait été retrouvée. Plusieurs fois vendu, le manuscrit appartient aujourd’hui aux héritiers du Suisse Gérard Nordmann (du clan Mauss et Nordmann, propriétaire des grands magasins Manor ou Jumbo). Mais sa propriété est revendiquée par l’héritière du vicomte Charles de Noailles, à qui il aurait été volé en 1982. Exposé un temps à la Fondation Bodmer, à Genève, il fait l’objet d’une âpre bataille juridique. La Bibliothèque nationale de France cherche à le racheter et aimerait le voir classé «trésor national». La Fondation Bodmer, qui présentera la grande exposition Sade dès le 5 décembre 2014 (et dont Michel Delon sera le commissaire), ne pourra pas présenter le rouleau, dont la valeur est estimée à 4 ou 5 millions d’euros. En revanche, les visiteurs découvriront de nombreuses pièces émanant de collectionneurs privés et de la Bibliothèque nationale de France, partenaire de l’exposition, qui la présentera ensuite dans ses murs.
LES INCONTOURNABLES
«Les 120 journées de Sodome», 10/18, 446 p.
Son texte le plus puissant, même si inachevé, écrit en 1784, en secret, dans la prison de la Bastille. La préfiguration d’une époque malade et arbitraire qui s’apprête à guillotiner à tour de bras.
«Lettres d’une vie», Choix de Lettres établi par Jacques Ravenne, 10/18, 200 p.
Sade, l’homme «extrême en tout», apparaît par les détails de ses lettres: ses goûts, ses vices, ses souffrances, sa solitude de prisonnier…
«La philosophie dans le boudoir ou Les instituteurs immoraux», Garnier-Flammarion, 238 p.
L’éducation érotique pratique et théorique d’une jeune fille de 15 ans, en sept dialogues. A coupler avec: «Justine ou les malheurs de la vertu»...
«Sade Vivant», Jean-Jacques Pauvert, Le Tripode, 1204 p.
Une somme colossale sur Sade, sa vie, son oeuvre, par son premier éditeur officiel. Jean-Jacques Pauvert aime à préciser que, même s’il trouve la lecture de Sade «insupportable», cela fait soixante ans qu’il le fréquente…√JB