La vague sentimentalo-érotiqueportée par «Fifty Shades» se confirme, pour le bonheur des éditeurs et des libraires.
«Sa main s’était déplacée de mon ventre à ma hanche, et les légères contractions involontaires de ses doigts me rendaient folle. Il me dévisagea; son regard était d’une intensité proche de l’incandescence.
– Embrasse-moi, ordonna-t-il.»
Cinquante nuances de Grey, de l’Anglaise E. L. James? Non. Dévoile-moi, le premier tome de la série Crossfire, signée de l’Américaine Sylvia Day, dont les trois premiers tomes se sont vendus en 2013 à des millions d’exemplaires, en tête des ventes dans une dizaine de pays, et dont le quatrième tome est attendu pour le printemps.
Après les polars historico-ésotériques façon Dan Brown et son Da Vinci Code, après les histoires de sorciers à la Harry Potter, après les sagas vampiresques imitant ad nauseam Twilight, le raz-de-marée érotique a bien lieu. La publication de Cinquante nuances de Grey, la trilogie de l’Anglaise E. L. James, née comme une fanfiction de Twilight sur l’internet et publiée dès le printemps 2011 en anglais, entraîne toute une vague de titres hot qui se vendent particulièrement bien en librairie depuis un an (ou sur tablette: discrétion oblige, les ventes numériques atteignent facilement 10% du marché par rapport aux exemplaires papier, au lieu des 3% habituels) et promettent d’en faire autant l’année à venir.
Maîtresses femmes. Les dames y règnent en maîtresses et les stars du domaine, majoritairement anglophones pour le moment, se nomment Lauren Jameson – une Canadienne qui fait un tabac avec chacun des épisodes de sa série Prête à succomber, chez Marabout, et publie sous le nom de Lauren Hawkeye des histoires de gladiateurs sexy–, Sara Fawkes – une Californienne dont la série intitulée Tout ce qu’il voudra met en scène Lucy, assistante d’un PDG milliardaire dominateur –, et Christina Lauren – alias Christina Hobbs et Lauren Billings, qui écrivent ensemble pour adultes ou adolescents depuis 2009 et dont le succès de Beautiful Bastard (Editions Hugo), duel amoureux torride au bureau entre un patron odieux et exigeant et sa jeune collaboratrice, déroule le tapis rouge pour ses parutions prévues en 2014, Beautiful Bitch et Beautiful Sex Bomb.
Quant à l’Américaine Sylvia Day, 40 ans, elle a vendu sa série Crossfire à 12 millions d’exemplaires en plus de 40 langues, dont 300 000 en France durant l’été. Auteure prolifique de plusieurs dizaines de livres de fantasy, romans historiques, paranormaux, érotiques ou sentimentaux, elle a explosé tous les records (avance sur recettes, rapidité de vente) avec Crossfire. On peut encore citer l’Italienne Irene Caro avec, dès janvier, la suite de sa Trilogie des sens chez Lattès, ou L. Marie Adeline, pseudo d’une productrice de télévision canadienne, dont le deuxième volume de S.E.C.R.E.T., très attendu aux Presses de la Cité, raconte l’histoire d’une agence de coaching dont le but est d’aider les femmes à regagner confiance en elles par la reprise en main de leur sexualité.
Le contenu est d’une efficacité redoutable, tournant immanquablement autour du désir d’une femme jeune et inexpérimentée pour un homme puissant, névrosé et expert en cochonneries qui ne demande qu’à les attacher à ses draps de soie. Paradoxe amusant: ces écrivaines, devenues rouages puissants de l’industrie de l’édition mondiale, s’amusent à imaginer des héroïnes intellectuellement brillantes mais sexuellement dociles, soumises au désir du mâle, et aimant l’être.
Résultat: les éditeurs français s’engouffrent dans le filon, traduisent et créent des collections à tout va pour accueillir la manne. Les Presses du Châtelet ont lancé Nouvelles Sensations, La Musardine a inauguré ClassiX qui reprend les textes majeurs de la littérature classique, de Carmen à Candide, en y ajoutant des scènes croustillantes, Bragelonne a lancé sous le label Milady Romantica une collection de romances érotiques. La bande dessinée coquine que se partageaient jusqu’à présent Tabou, Dynamite, Delcourt et Glénat attire de nouveaux explorateurs, comme le label Olivius ou Page 69.
Tout sauf du «mum porn». Hâtivement et faussement qualifiée de mum porn, cette littérature draine un lectorat certes majoritairement féminin, mais âgé de 17 à 80 ans (avec un pic dans la catégorie dite new adults des 18 à 25 ans) et, surtout, venant de la littérature généraliste et non spécialisée. C’est le coup de génie de Cinquante nuances de Grey: paraître, non chez un éditeur érotique comme La Musardine ou Blanche, mais dans une maison généraliste et reconnue comme Lattès, brouillant les différences de consommation érotique observées entre les sexes qui cantonnaient jusque-là la pornographie aux hommes et les romans sentimentaux aux femmes.
Ces mêmes romans sentimentaux évoluent désormais en intégrant sans tabou des scènes sexuelles torrides autant que des pratiques sexuelles rares ou transgressives. D’autant plus facilement qu’elles correspondent aux fantasmes ou pratiques en vogue dans la vraie vie de leurs lectrices… Et les codes du porno chic, véhiculés depuis quelques années par les marques du luxe, sont adoptés par les couvertures: fond sombre avec un objet – une cravate pour les E. L. James, une fleur pour les Lauren Jameson – tout en suggestion.
Du coup, l’an dernier en France, 59% des femmes déclaraient avoir déjà lu un livre érotique (contre 38% en 1970) et 69% disaient en avoir envie. La popularité d’une E. L. James a décomplexé un lectorat qui n’aurait jamais franchi le pas sans cela. Dans un souci d’égalité des sexes, les Editions Harlequin vont créer une collection spécialement destinée aux lecteurs hommes. Si? Sorry, guys, poisson d’avril.