L’écrivain Yves Laplace a le coup de cœur pour «Babylone», premier roman du jeune Baptiste Naitoqui dresse le portrait d’une ville – Lausanne? –, de ses bas-fonds branchés et de sa jeunesse dorée et joliment désespérée. Un Fritz Zorn version 2013.
Yves Laplace
Lorsqu’on m’a proposé de participer à l’opération Parrains et poulains du Salon du livre de Genève (cinq auteurs expérimentés dialoguent avec cinq auteurs débutants d’ici, au Salon du livre), je n’ai pas hésité une seconde. Mauvais cheval, ruant dans les brancards de la littérature dite «romande», n’étais-je pas destiné à y prendre part?
Parmi les poulains et titres suggérés se détachèrent à mes yeux Baptiste Naito et son premier roman, Babylone (Ed. de l’Aire). Premier bon point pour l’auteur: il ne s’était pas récrié, comme d’autres – et comme je l’aurais peut-être fait à son âge, à sa place: «Comment, moi, un poulain? Quand je suis le nouveau pur-sang, le nouvel étalon des Lettres!…» Bref, il n’était pas déjà confit dans l’esprit de sérieux qui mine l’époque.
Ce qui est sérieux en littérature, en effet, ce n’est pas le projet de carrière, mais la transmission d’une mémoire. A cet égard, Babylone – paru cet automne – semble déjà remarquable. A travers le soliloque d’un narrateur jamais nommé (qui n’est pourtant pas Baptiste Naito: celui-ci passe ailleurs, comme figurant), l’auteur dresse le portrait spectral d’une ville (Lausanne), de ses bas-fonds branchés – et autres appartements huppés – et de sa jeunesse plus ou moins dorée, mais en perdition, à un moment clé: l’aube du XXIe siècle.
Vingt ans et une tombe. Nous sommes en été 2001 et le narrateur de 20 ans – en fuite, en fugue, en péril – bute à tout coin de gare sur les flyers annonçant «la soirée électro du millénaire» au Babylone. Il a quitté sans mot dire la villa chic de ses parents à Genève, afin d’errer plusieurs mois durant à Lausanne, au risque d’y perdre la mémoire, puis de la regagner. Pourquoi Lausanne? Parce que s’y trouve la tombe de son frère aîné, tué sur la route une année auparavant. Les 344 pages du roman ne seront pas de trop pour que s’effectue un travail du deuil lui aussi innommé, comme si ce deuil intime était peut-être, confusément, celui de toute une génération de «vingtenaires» rassemblée au Babylone.
Si le narrateur n’avait pas perdu son frère et s’il ne s’était pas ainsi trouvé comme dessaisi de lui-même, sans doute n’aurait-il pas quitté la voie tracée. Sans doute rêverait-il de fric et de gloire, sans doute dirait-il lui aussi: «Je suis overbooké», «Je suis jet-lagué, je rentre de New York», et même, pourquoi pas: «Mais non, tu dis n’importe quoi. Je ne suis pas divin sur la cover de ce magazine…» (p. 44). Sans doute écrirait-il un roman à succès, situé de préférence sur la côte est des USA, destiné à tous ceux qui aimeraient lui ressembler.
Baptiste Naito a choisi une voie plus étroite et autrement prometteuse. Son écriture blanche, sa précision documentaire, son approche aiguë des «états intermédiaires», sa colère remâchée mais contenue font par moments écho – sur un mode mineur et trente-cinq ans plus tard –, à Mars de Fritz Zorn (1977), qui s’ouvrait, rappelons-le, sur cette phrase: «Je suis jeune et riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul.»
«Babylone». De Baptiste Naito.
Ed. de l’Aire, 344 p.