Adrien Golinelli, 26 ans, est parti vers l’est comme Nicolas Bouvier, s’arrêtant dans le pays des Kim dictatoriaux. Dialogue avec le photographe genevois, depuis Phnom Penh.
La Corée du Nord est le pays invisible le plus visible qui soit. La propagande de l’Etat est prodigue en images glorificatrices du dernier régime stalinien de la planète. Et des photographes étrangers arrivent régulièrement à se glisser dans le petit flot des touristes pour représenter une contrée qui est elle-même une représentation (art monumental, foules orchestrées comme des ballets, etc.).
C’est donc à un pari photographique de taille que s’est attaqué le Genevois Adrien Golinelli, 26 ans. Cet admirateur de Nicolas Bouvier s’est toutefois joué des pièges illustratifs en cadrant sur le verre dépoli de son Rolleiflex la vie comme elle va sur place: des moments creux, des petits riens, des détails, des lumières, bref, l’ordinaire dans l’extraordinaire, l’humain dans l’inhumain. Cette approche sensible, réfléchie, a valu à son auteur le prix SFR à Paris Photo et la publication d’un beau livre à La Martinière. Adrien Golinelli a répondu à nos questions depuis le festival photo de Phnom Penh, au Cambodge, où il est l’un des invités principaux.
Vous avez vécu au Japon, voyagé en Chine et dans les deux Corées. Suivez-vous les traces de Nicolas Bouvier?
J’avais envie de voyager avant de lire Nicolas Bouvier, mais c’est vrai qu’il m’a inspiré pour une chose: aller vers l’est. Surtout, aller dans ces pays en «-stan» dont j’avais appris les capitales à l’école mais que je ne raccrochais pas à grand-chose. La suite logique d’un voyage vers les Balkans, le Moyen-Orient, puis l’Asie centrale était l’Extrême-Orient. C’est ce que j’ai fait de 2005 à 2007 (pendant 26 mois), dès que j’ai eu ma matu. J’ai été très marqué par des pays comme l’Afghanistan. Mais, pour finir, c’est au Japon que je suis allé vivre deux ans (2009-2011).
Comment vous êtes-vous retrouvé en Corée du Nord?
C’est le fruit d’une longue réflexion. Valait-il la peine de s’embarquer dans un voyage contrôlé, où je ne serais pas libre de mes mouvements et où ce que je verrais pouvait aussi bien n’être qu’une grande mise en scène? J’ai finalement conclu que oui. J’ai parié que le simple fait d’être là-bas, de m’imprégner des ambiances, en somme de respirer l’air de Corée du Nord, m’apprendrait quelque chose que les nouvelles, les analyses et les rapports ne pouvaient pas exprimer. Le déclic s’est produit à la mort de Kim Jong Il. J’ai pris conscience qu’un moment historique était peut-être en train de se produire. Je voulais être aux premières loges.
La Corée du Nord a été beaucoup photographiée par des professionnels, notamment par Hiroji Kubota, Nicolas Righetti ou Andreas Gursky. Au point que la représentation de la propagande nord-coréenne est presque devenue un genre en soi. Comment déterminer son regard face à une telle quantité d’images?
J’ai mis le côté politique momentanément entre parenthèses pour me concentrer sur les gens et leur environnement quotidien. J’ai appréhendé les Nord-Coréens en tant qu’individus plutôt qu’en tant que particules d’une masse occulte ou comme pions d’un système. On pourrait penser que le fait de photographier en Corée du Nord est un exploit qui garanti un résultat attrayant. C’est tout le contraire. Le nombre restreint d’endroits ouverts aux étrangers limite la possibilité de ramener des éléments nouveaux. En fait, c’est un excellent exercice de style.
Pourquoi avez-vous travaillé au Rolleiflex, à l’ancienne, avec un film? Le format carré est-il important pour vous?
J’aime l’objet, la mécanique, l’aspect brut et intemporel de cet appareil. Je ne travaille qu’en argentique, depuis le début, parce que je suis attaché au grain, à la texture des images faites au film, et à cette sorte de fragilité qui fait qu’on a toujours des surprises, et pas que des mauvaises. Quant au format carré, je trouve qu’il est élégant. Beaucoup de choses rentrent dans un rectangle (un paysage, une silhouette, un visage, etc.); en revanche, le carré est une forme beaucoup moins présente naturellement dans le monde. Cette distorsion accentue le caractère figuratif de l’image.
A photographier la normalité d’un pays comme la Corée du Nord, ne risque-t-on pas d’en cautionner la politique totalitaire?
Absolument pas. Je suis persuadé qu’une vision complète et précise de la société nord-coréenne est une nécessité. Une dictature reste une dictature, même si toute une partie de la population vit une vie relativement «normale» ou «quelconque» au quotidien. Mes photos montrent les gens qui constituent cette sorte de classe moyenne, parce que je crois qu’elles peuvent apporter quelque chose à notre compréhension globale du pays. Le jour où je pourrai ajouter ma pierre à l’édifice en ce qui concerne notre connaissance des camps ou de l’élite au pouvoir, je le ferai. D’ici là, j’ai les mêmes informations que tout le monde.
Comment le public du festival photo de Phnom Penh, dans un pays qui a lui-même connu un régime brutal, accueille-t-il votre travail nord-coréen?
J’ai surtout parlé avec des étudiants, et ils réagissent avec une très grande curiosité, mais sans forcément faire le lien avec le passé du Cambodge. Les Khmers rouges ont été chassés du pouvoir en 1979 par l’armée vietnamienne et même si chaque famille a été directement touchée par le génocide, eux n’ont pas vécu cette période sombre. Ils n’en parlent pas facilement, qui par méconnaissance, qui par pudeur.