Les curateurs d’expositions occupent une place de plus en plus centrale dans la création d’aujourd’hui. A Zurich, une structure inédite prend en charge leur formation.
En France, on les appelle souvent les «commissaires», ce qui en dit long sur le désir d’autorité de la culture dans le pays. Partout ailleurs, ils sont des «curateurs», littéralement «ceux qui prennent soin». En l’occurrence des œuvres des institutions ou des collectionneurs qu’ils font dialoguer à leur idée. La figure du curateur d’exposition indépendant, un peu artiste lui aussi, en tout cas auteur à part entière, est une création suisse. Harald Szeemann en a posé les fondements à la fin des années 60, en particulier avec son exposition Quand les attitudes deviennent forme à la Kunsthalle de Berne. Hans Ulrich Obrist (coresponsable de la Serpentine Gallery à Londres) ou Marc-Olivier Wahler (ancien directeur du Palais de Tokyo à Paris) se chargent aujourd’hui de faire rayonner ce savoir-faire suisse dans le monde entier.
La tradition est vivifiée par l’ouverture à Zurich de l’espace Pool Westbau dans le complexe d’art contemporain Löwenbräu, sur la Limmatstrasse. C’est une initiative de la Fondation Luma de Maja Hoffmann, collectionneuse, mécène et membre d’une famille à l’origine du groupe pharmaceutique Hoffmann-La Roche. Mais aussi de Michael Ringier, éditeur de presse (dont L’Hebdo), également collectionneur d’art contemporain.
Pool, au sens de «groupement», est un laboratoire pour les curateurs du futur. A l’heure actuelle, l’organisateur indépendant d’expositions vit à l’ombre d’un statut précaire et dans l’enceinte d’institutions publiques ou d’événements comme des biennales. Il est le chef d’orchestre d’une tendance, d’un propos, d’une vision. Il est proche des artistes. Au point d’inventer des mouvements et des écoles, comme Pierre Restany l’a fait en 1960 pour les Nouveaux Réalistes, dont était Jean Tinguely.
Figure émergente. Ce monde change. Les collectivités publiques ont moins de moyens, parfois moins d’imagination qu’auparavant. En revanche, les collectionneurs privés d’art contemporain sont mis sur le devant de la scène. Leur influence se consolide et s’internationalise. Ils créent parfois leur propre musée privé, une initiative à haut risque, car souvent vouée à l’échec. Lorsqu’il n’a pas de musée propre, le collectionneur est dans l’impossibilité de partager ses œuvres avec d’autres, en particulier un public de plus en plus intéressé par l’art d’aujourd’hui. Ici intervient la figure émergente du curateur indépendant, dont la mission est de jeter des ponts entre les sphères individuelles et collectives.
C’est à tout le moins le sens du programme Luma, nourri par le duo Maja Hoffmann - Michael Ringier, et piloté par Beatrix Ruf, l’influente directrice de la Kunst-halle de Zurich. L’ambition de cette structure inédite est de permettre à de jeunes curateurs du monde entier de se former au contact d’une ou de plusieurs collections privées, et de mentors issus d’institutions prestigieuses comme la Tate ou le Bard College. Les collections ne doivent pas être considérées comme les reflets de telles ou telles individualités, mais comme un document de travail, propre à être réécrit comme un palimpseste. Pris en charge par le programme Pool, les jeunes curateurs renforcent leur savoir-faire. Et ils apprennent ce qu’ils n’apprennent pas dans leurs formations postgrades: prendre soin des œuvres, faire des inventaires, assurer des médiations, gérer des publications, connaître les rouages d’institutions privées ou l’éthique de l’organisation d’expositions.
Dialogue poétique. Le premier «faiseur d’expositions» invité par Pool est une curatrice indépendante de Johannesburg, Gabi Ngcobo. Elle a pu plonger dans les centaines de pièces des collections de Maja Hoffmann et de Michael Ringier. Son exposition inaugurale, installée sur deux étages, comprend des créations fortes de Carsten Höller, Cindy Sherman, Urs Fi-scher ou Fiona Banner. Mais peu importe ici la célébrité des artistes ou celle des collectionneurs, dont les noms ne figurent d’ailleurs pas dans l’exposition.
L’essentiel tient dans le dialogue poétique, inquiet, mais aussi ironique des œuvres entre elles. Le motif de la guerre se déplace de proche en proche, comme celui de la disparition, du simulacre, du végétal ou du futur. La conversation est aussi formelle, les lingots d’une photo de Wolfgang Tillmans répondant par exemple au cadre doré d’un portrait de Cindy Sherman.
A l’avenir, d’autres jeunes curateurs s’empareront d’autres collections internationales en compagnie d’autres mentors. Ils mettront sur pied des expositions, ou ils écriront aussi des essais, voire donneront des conférences. Tout est ouvert, flexible. expérimental.
La figure émergente du curateur dans l’art contemporain est également l’objet d’une ambitieuse exposition collective au Palais de Tokyo. Là encore, c’est du jamais vu. Nouvelles vagues donne carte blanche à 21 jeunes curateurs de treize pays où, pour contredire ce qui était dit en préambule, ne figure pas la Suisse. L’événement se prolonge dans une trentaine de galeries parisiennes. L’ensemble révèle les artistes, les idées et les situations qui sont proches de ces nouveaux professionnels de l’art. L’audace, la surprise, l’invention et l’irrespect des règles académiques sont les marques de ces curateurs complices des artistes. Ils sont les agents de la transformation du biotope de l’art d’aujourd’hui, pour le plus grand bien de celui-ci. Le développement durable, c’est aussi l’affaire de la création contemporaine et de ceux qui en «prennent soin».
«Some a little sooner, some a little later», Luma Westbau, Zurich, jusqu’au 18 août. www.westbau.com
«Nouvelles vagues», Palais de Tokyo, Paris, jusqu’au 9 septembre. www.palaisdetokyo.com
«Les curateurs sont les symboles de l’art contemporain»
Pour Beatrix Ruf, responsable du programme curatorial Pool, il s’agit de revoir la relation entre les collectionneurs privés et le public. Notamment en formant mieux les «faiseurs d’expositions». Comment est née l’idée du programme Pool?
Elle s’inscrit dans la continuité de l’intérêt pour l’art contemporain, qui ne cesse de croître depuis vingt ans. L’idée est liée aux questions sur la responsabilité des collectionneurs privés. Quelle est aujourd’hui la nature de la relation entre une collection privée et le public? En particulier en Suisse, où la plupart des institutions ont une origine privée? J’ai voulu poser cette question dans un espace ouvert à tous, avec Maja Hoffmann et Michael Ringier.
Pourquoi est-il important de mieux former les curateurs d’expositions?
Les curateurs tiennent aujourd’hui un rôle essentiel dans l’art contemporain. Ils en sont les symboles, avec des personnalités célèbres comme Hans-Ulrich Obrist ou, autrefois, Harald Szeemann. Ils sont un lien essentiel dans la discussion ou la négociation entre les collectionneurs privés et le domaine public. Leur formation actuelle est essentiellement assurée par des études postgrades, de plus en plus nombreuses d’ailleurs. Mais ces formations se concentrent sur les notions de réseau et sur le rôle du curateur, surtout indépendant. Ce modèle doit s’ouvrir à d’autres responsabilités. Comme de savoir prendre soin d’objets physiques dans une collection, de comprendre comment fonctionne une institution, d’examiner la question éthique dans l’organisation d’expositions. Si l’on estime que l’art contemporain a une valeur, alors cette valeur doit se construire de manière collective, non pas individuelle. Dans le passé, un curateur était un pont entre les différentes rives de l’art contemporain. C’était un penseur, un auteur, un facilitateur aussi. Mais ce monde change. Il y a de plus en plus de biennales, d’expositions, de musées. Les curateurs sont les partenaires de ces différents échanges et entités.
Comment allez-vous procéder?
Nous voulons ouvrir une institution indépendante. Nous sommes en train d’établir les règles du jeu. Nous avons une équipe qui s’occupe de repérer de jeunes curateurs qui viennent de terminer leurs études Nous leur demandons de concevoir un projet. Après, nous les mettons en relation avec des mentors. Il ne s’agit pas que de vouloir organiser une exposition. Le projet peut aussi prendre la forme d’un discours, d’un livre, d’un stage au sein d’une institution. La durée du programme varie selon le type de travail. Elle peut être d’une année ou de deux ans.
Il y aurait trop de musées en Suisse, qu’ils soient publics ou privés. Votre initiative encourage-t-elle d’autres manières, plus souples, de présenter l’art contemporain?
La situation a beaucoup changé ces dernières années. Une nouvelle génération de collectionneurs est arrivée. Beaucoup de musées privés ont été ouverts, suscitant des critiques. Or, quand on est critiqué, il est important de regarder dans son propre jardin. De se demander comment est née une institution, comment et pourquoi elle s’est rapprochée du public. C’est un processus ancien. Pensez au Whitney Museum, au Guggenheim, à la Tate, ou même aux Kunsthallen dont beaucoup sont nées d’initiatives privées, avec l’ambition de s’adresser à la collectivité.
Les expositions du programme Pool pourront-elles être montrées dans des musées publics, comme le futur Musée des beaux-arts de Lausanne?
Pourquoi pas? Tout est possible. Nous en sommes à la première étape. Et à notre première exposition. Celle-ci est un test. C’est notre déclaration d’intention. La curatrice Gabi Ngcobo propose un voyage poétique au sein de deux grandes collections d’art contemporain. Celles-ci restent anonymes, pour valoriser les œuvres plutôt que les individus.