Rencontres. Ils sont 18 Suisses nés entre 1982 et 1992. Ils aiment écrire à plusieurs mains et ont créé l’AJAR, premier collectif littéraire romand du XXIe siècle. Ils défendent la littérature avec vitalité, entre Hérémence et Washington. Impertinents et décomplexés, ils multiplient les projets. Rencontre à Lally, sur les hauts de Vevey, pour une bataille de mots et de boules de neige.
Ajar? Vous avez dit Ajar? Comme l’écrivain français Emile Ajar, qui remporta le prix Goncourt en 1975? Non, AJAR, comme Association des jeunes auteurs romands, constituée de 18 garçons et filles talentueux. Un commando littéraire qui fait parler de lui depuis 2012, se produit sur scène et écrit à plusieurs mains des objets littéraires non identifiés.
Ils sont en train d’éclore. Mais le printemps, avec eux, est précoce. Certains se sont déjà fait connaître ces dernières années par des publications personnelles. Aude Seigne, Arthur Brügger, Sébastien Meier ou Anne-Sophie Subilia publient chez Zoé. L’hiver passé, Bruno Pellegrino et Guy Chevalley ont livré chacun un premier roman remarqué, respectivement chez T!nd et Olivier Morattel. Tout le groupe bénéficie de ces coups de projecteur.
Pêle-mêle, on les a vus monter des performances au Théâtre 2.21, à Lausanne, au Théâtre de Poche à Genève. Editer un Calendrier de l’après écrit à 17 mains. Mettre sur pied une balade cyclo-littéraire pour le Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. Mais aussi représenter officiellement la littérature suisse à Québec, Paris, Brighton, ou à l’ambassade suisse de Washington. Ils mettent en ce moment la dernière main à un roman noir inspiré des séries télévisées, rédigé à 18 mains (chacun étant responsable et maître d’un chapitre). Pour les rejoindre, il faut aimer l’écriture, habiter en Suisse romande et avoir moins de 35 ans. Les textes des aspirants sont examinés par un comité. A partir de là, chacun s’investit comme il veut, selon ses talents et sa créativité, et honore une cotisation annuelle de 50 francs.
Canular et cadavres exquis
Mais revenons un instant à Emile Ajar. Il n’a jamais existé. Derrière ce nom de plume se cachait en réalité l’écrivain Romain Gary, qui avait déjà reçu le même prix Goncourt en 1956 (fait unique dans l’histoire du prix parisien). Les jeunes Romands de l’AJAR ne pouvaient revendiquer meilleure figure tutélaire, eux qui s’adonnent volontiers à la mystification. A propos, connaissez-vous Esther Montandon? «L’auteure romande la plus lue du XXe siècle» est née en 1923 à La Chaux-de-Fonds et décédée en 1998 à Yens. Vous avez peut-être lu sa page sur le site Wikipédia ou sur celui de la très sérieuse revue littéraire Viceversa? C’est une pure invention de l’AJAR. Le collectif a écrit un faux roman sous le nom d’Esther et entend le publier. Il a monté une exposition consacrée à l’écrivaine fictive à Québec. Les visiteurs n’y ont vu que du feu.
Il n’est pas facile de les rencontrer tous en même temps. Ils communiquent et élaborent leurs textes à distance, entre groupes WhatsApp et Dropbox, autant d’outils offerts par les nouvelles technologies et la communication en réseau. Mais le 23 janvier dernier, ils s’étaient retranchés dans un chalet à Lally, près des Pléiades, pour leur assemblée générale annuelle. L’Hebdo est allé leur rendre visite.
C’est un mignon chalet loué pour l’occasion. La neige est fraîche. De la fumée sort de la cheminée. A l’entrée, 25 paires de chaussures bien rangées. Les 18 membres de l’AJAR et quelques accompagnants (des conjoints et deux enfants) sont venus passer quarante-huit heures ensemble. Au menu: élection du comité, du président, vérification des comptes et élaboration des projets top secret.
Pour ces trois jours de «camp» littéraire, tout a été organisé comme dans une colonie de vacances. Des groupes sont formés, chacun étant responsable de confectionner un repas. Nous assistons au brunch du samedi matin, gargantuesque et succulent, avec du pain aux noix et des tresses préparés le matin même. L’AJAR, c’est d’abord le plaisir du partage. La conversation s’engage. A la fin de cette interview groupée, comment se souvenir de qui a dit quoi? Cela ressemble à l’AJAR, une utopie collective dans laquelle chacun ajoute son grain de sel.
Du Pija à l’Ajar
Ils se sont rencontrés autour du PIJA. PIJA, quèsaco? Le Prix international des jeunes auteurs, remis chaque année et publié par les Editions de l’Hèbe, basées à Charmey. Une initiative fabuleuse, qui a vu, depuis 1987, émerger nombre de talents romands, d’Antoinette Rychner à Joël Dicker. «On se voyait pour boire des coups, faire des cadavres exquis, partager beaucoup de choses, pas forcément littéraires», raconte Daniel Vuataz. Le PIJA donne à ce dernier l’envie de fonder l’AJAR en 2012, pour faire fructifier ces amitiés.
On leur pose souvent la question: comment écrire à plusieurs? Chaque projet comporte ses propres règles, et deux responsables, baptisés les «despotes», qui ont le dernier mot. A l’AJAR, chacun continue d’écrire pour lui-même sa propre œuvre, tout en menant de front des projets collectifs. Pour Fanny Wobmann, c’est «une magie qui nous dépasse». De son côté, Arthur Brügger explique qu’«en tant que jeune auteur, on peut vite être pris d’un élan de narcissisme. Etre entouré de gens qui écrivent banalise cette pratique. Nous sommes entre praticiens et nous nous soutenons.»
Les pIves de Paulette
Deux membres, Guy Chevalley et Noémi Schaub, viennent de reprendre les Editions Paulette, créées en 2008 par leur confrère Sébastien Meier. Ils lancent une collection de romans courts, les «pives». Deux premiers titres sortiront fin mars, chacun signé par un membre de l’AJAR, Anne-Sophie Subilia et Elodie Glerum. Il y aura six «pives » chaque an, petits livres «sucrés comme la pomme et moelleux comme le pain». Les livres seront imprimés en Suisse et financés grâce à un réseau d’abonnés.
L’édition est ouverte aux auteurs suisses et étrangers, et pas réservée à l’AJAR, mais on ne peut s’empêcher d’y voir une ramification. «Ces livres abordables permettront aux lecteurs d’aller vers la littérature contemporaine sans avoir peur», explique Noémi Schaub. Une campagne de financement participatif est sur le point d’aboutir (www.paulette-editrice.ch).
Lorsqu’on pense «groupes littéraires», on pense «avant-garde». Au pape André Breton régnant par oukases sur les surréalistes, à l’Ouvroir de littérature potentielle, appelé OuLiPo, groupe international d’écrivains et de mathématiciens qui élaborent depuis 1960 des textes d’après des contraintes littéraires très précises. En Suisse, il y a eu [vwa], à La Chaux-de-Fonds, autour de la revue du même nom, qui parut entre 1983 et 2001. Il y a aujourd’hui Bern ist überall, mais ce groupe réunit des écrivains confirmés qui mélangent suisse allemand et français. A chaque fois, une esthétique était revendiquée, avec plus ou moins d’ouverture. Ce n’est pas le cas avec l’AJAR, qui est plutôt une communauté de goûts.
L’AJAR n’a pas d’équivalent. C’est un hapax. Si on connaissait en Suisse romande le principe des cénacles, fédérés autour d’une revue ou d’une maison d’édition (comme les Cahiers vaudois, Rencontre ou Bertil Galland), les «ajardiens» ne sont pas liés à un éditeur. Mais beaucoup ont suivi les cours de l’Université de Lausanne et certains sont issus des premières volées de l’Institut littéraire suisse de Bienne.
Normalisation
Se constituer en groupe leur permet d’être visibles des institutions culturelles, de bénéficier d’un réseau et de subsides.
Plus profondément, le collectif reflète une évolution du statut même de l’écrivain. «Ils ont un rapport décomplexé à la littérature, explique Daniel Maggetti, professeur à l’Université de Lausanne et directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes. Pour eux, la création n’est plus tragique comme elle l’était pour leurs devanciers.»
La société ne compte plus sur l’écrivain pour qu’il l’aide à penser, comme c’était le cas du temps de Sartre. «Elle attend qu’il divertisse, qu’il soit distrayant, voire ludique, poursuit Daniel Maggetti. L’écrivain ne participe plus à des manifestations politiques mais pose pour des publicités de voitures. En se normalisant, l’écriture s’est aussi aplatie. Mais on peut ne pas regretter qu’il y ait moins de souffrance dans l’acte de création.»
Le brunch est fini, la joyeuse compagnie se rue dans la neige pour un portrait de groupe au pied des pistes du domaine skiable des Pléiades. Sur la photographie, chacun ferme les yeux. Surtout, ne rien faire comme tout le monde. Commence alors une bataille de boules de neige qui n’épargne ni le photographe ni le journaliste.
Dans un manifeste publié sur le Net, on peut lire: «L’AJAR possède ses propres trophées de chasse. Au-dessus de son lit, il y a des pives, des agrumes, de la poussière soulevée, des tranches d’espadon, de belles époques, des ombres, des fontaines, des percussions, du papier mâché, des lettres de motivation, des frontières ouvertes et même des atlas, ramenés de dérives à l’autre bout de l’Occident.» Et aussi que «l’AJAR ne rate jamais une occasion de se taire». Pour dire, simplement, la vie qui passe. Et l’enfance perdue.
Prochaines performances publiques: «Les extravagantes aventures de Brassica Oleracea», par le collectif AJAR, Pully, Bibliothèque municipale, 5 mars, 16 h, dans le cadre du Samedi des bibliothèques vaudoises 2016. Le collectif se produira pendant la Semaine de la langue française et de la francophonie en animant des ateliers d’écriture dans une quinzaine de classes d’écoles romandes du 12 au 20 mars 2016. A découvrir également lors du prochain Salon du livre de Genève, du 27 avril au 1er mai. www.jeunesauteurs.ch