Récit. La Fondation Beyeler célèbre l’artiste, alors que la Collection de l’art brut s’apprête à fêter les 40 ans de l’installation de son «art des fous» à Lausanne. L’occasion de retracer une aventure de la création et de se demander si Dubuffet s’est inspiré des autodidactes qu’il affectionnait tant.
«Je pensais être accueilli par une secrétaire, mais en fait c’est lui qui m’attendait dans les locaux de l’art brut, au 137, rue de Sèvres. Il était curieux de découvrir ce jeune Suisse qui s’intéressait tant à l’art des aliénés...» Ainsi Michel Thévoz raconte sa première rencontre avec Jean Dubuffet dans les années 60 à Paris, alors que le Lausannois était à l’Ecole du Louvre et travaillait à un mémoire sur l’artiste Louis Soutter.
De cette rencontre est née une amitié qui a abouti, le 26 février 1976, à l’ouverture de la Collection de l’art brut, à Lausanne, devenue la référence mondiale pour ce type de création. Le musée s’apprête à célébrer les 40 ans de cette aventure en consacrant une exposition au noyau dur de sa collection, léguée à l’époque à la Ville de Lausanne par Jean Dubuffet. Lequel est aussi fêté à la Fondation Beyeler à l’occasion d’une superbe rétrospective centrée sur le thème du paysage, notion clé dans l’art polymorphe de Dubuffet.
Il y a logique à ce que cette ambitieuse rétrospective soit présentée dans le musée voulu par le marchand bâlois Ernst Beyeler. Celui-ci a découvert la peinture de Dubuffet dans les années 50 grâce à son agent de l’époque, le Vaudois Jean Planque. Beyeler va devenir l’un des principaux marchands de l’artiste français, lui permettant de mieux s’imposer en Europe, lui consacrant plusieurs expositions, écoulant 750 de ses œuvres au fil des décennies.
Il y a encore plus de cohérence à ce que Lausanne se souvienne de la création de son joyau muséal, qui réunit aujourd’hui le plus important fonds d’art brut du monde (70 000 œuvres). Dubuffet n’a pas découvert la Suisse lors de ses rapports commerciaux avec Ernst Beyeler, loin de là. Dans les années 20, le jeune Français fait la connaissance dans les bouges parisiens de Paul Budry, Charles-Albert Cingria ou encore René Auberjonois. Jean Dubuffet se figure, lui qui a horreur du parisianisme, que la Suisse est un havre pour les artistes anarchistes anticulturels... Il se dépêche de rejoindre ses amis outre-Jura, en particulier à Lausanne.
En 1945, Dubuffet revient en Suisse. Après plusieurs tentatives infructueuses dans la peinture, il vient de se remettre à l’ouvrage en laissant derrière lui ses acquis artistiques, cherchant plutôt l’inspiration dans l’art des enfants. L’artiste pousse encore plus loin ce désir d’acculturation en s’intéressant, en Suisse, aux dessins, peintures ou objets des aliénés dans les asiles romands et alémaniques.
Exposition originelle
C’est l’origine d’une collection aussitôt baptisée «art brut» par Dubuffet pour souligner sa rupture radicale avec l’art officiel.
L’artiste enrichit rapidement son fonds d’autodidactes, le nomme Compagnie de l’art brut et organise en 1949 une exposition à la Galerie René Drouin, installée sur la place Vendôme à Paris. C’est le contenu de cette exposition originelle, la première hors des murs de la Compagnie, que le Musée de l’art brut à Lausanne montrera dès le 5 mars. Avec des œuvres d’auteurs désormais fameux, comme Aloïse, Wölfli, Forestier ou Maisonneuve, mais aussi des anonymes, de l’art naïf, des dessins d’enfants. Tout ce qui irriguait le cœur de la collection.
Fin des années 60-début des années 70, alors qu’il mène avec brio sa propre carrière d’artiste, Jean Dubuffet veut que l’Etat français s’engage à soutenir sa collection d’art brut. Refus net. Il confie à Michel Thévoz, qui travaille alors au Musée cantonal des beaux-arts à Lausanne, la tâche de trouver un lieu en Suisse pour abriter les 5000 pièces de la Collection de l’art brut. Echecs dans différentes communes romandes. Mais intérêt à Lausanne.
L’idée bénéficie là d’une double circonstance favorable. Le syndic, Georges-André Chevallaz, a une confiance absolue en René Berger, le directeur du Musée des beaux-arts, qui est acquis à la proposition de Dubuffet. Et l’édifice croulant du château de Beaulieu a un urgent besoin d’être restauré par la municipalité. L’occasion fait le larron: le Conseil communal accepte de financer le nouveau musée, sans trop râler. A noter que l’expression «art des fous» est évitée pour ne pas apeurer les édiles autant que les possibles opposants au projet. Michel Thévoz est le premier directeur de l’institution. Il le restera jusqu’en 2001, propageant la parole vive de l’art brut bien au-delà des frontières suisses.
Le plus cultivé, le plus fou
En découvrant l’actuelle exposition de la Fondation Beyeler, à Bâle, il est permis de se demander à quel point Jean Dubuffet s’est inspiré des auteurs d’art brut dans sa propre production artistique, marquée par une absolue liberté créative, joyeusement régressive. Michel Thévoz met au défi quiconque de trouver dans l’œuvre de Dubuffet un emprunt direct à l’art brut: «La découverte de ces productions réfractaires l’a plutôt encouragé à laisser sa personnalité se dédoubler. D’un côté, c’était l’homme le plus cultivé, lucide et intelligent qui soit. De l’autre, il était un artiste qui n’hésitait jamais à consulter sa propre folie lorsqu’il créait. Il avait une capacité unique à larguer les amarres de la raison.» Sarah Lombardi, l’actuelle directrice de la Collection de l’art brut, estime que les auteurs autodidactes ont encouragé Dubuffet à tirer parti de matériaux pauvres, ces minéraux, terres, métaux, fragments végétaux ou animaux qui lèvent les hautes pâtes de ses peintures.
«L’usage de ces matériaux lui a permis d’ouvrir de nouveaux fronts et de lâcher la bride à sa propre créativité», précise Sarah Lombardi. Sophie Webel, directrice de la Fondation Dubuffet à Paris, pense que la découverte de l’art brut a poussé l’artiste à désapprendre tout ce qu’il avait appris, pour être plus libre de ses actes. «Même si, ajoute Sophie Webel, on peut dire que son grand cycle de L’Hourloupe, amorcé dans les années 60, relève de l’œuvre totale obsessionnelle comme la pratiquent souvent les artistes bruts. Car L’Hourloupe est à la fois peinture, sculpture, théâtre, danse et musique. Un monde autonome, complet, en constante expansion.»
Un monde primordial, si jubilatoire, si expressif, mais aussi si profond qu’il importe de découvrir à Bâle. En n’oubliant pas la part de l’activiste anticulturel qu’était le grand Dubuffet, elle bien ancrée à Lausanne.
«Jean Dubuffet». Bâle/Riehen, Fondation Beyler. Jusqu’au 8 mai.
«L’art brut de Jean Dubuffet». Lausanne, Collection de l’art brut. Du 5 mars au 28 août.