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L’affaire des colonels, gros scandale pour la neutralité suisse

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Jeudi, 4 Février, 2016 - 05:47

Hans Ulrich Jost

Essai. Le procès, en 1916, de deux officiers de la section de renseignements qui avaient transmis des informations à l’Allemagne et à l’Autriche dissimula une crise profonde du système politique et de l’armée. L’affaire provoqua en Suisse romande des manifestations de colère et la naissance du sentiment de «fossé».

Les 28 et 29 février 1916 se déroulait à Zurich un procès qui avait suscité de vives polémiques. Un procès aux enjeux qui ont été, et restent encore, largement minimisés ou passés sous silence.
De quelle affaire s’agit-il? Deux colonels de la section de renseignements de l’armée suisse, Friedrich Moritz von Wattenwyl et Karl Egli, sont accusés d’avoir transmis aux attachés militaires allemand et autrichien le bulletin journalier de l’état-major général, ainsi que des dépêches diplomatiques russes décryptées. Une collaboration très appréciée des Allemands, pour qui les messages russes demeuraient indéchiffrables.

Pour effectuer les travaux de décodage, la section de renseignements avait engagé André Langié, bibliothécaire à Lausanne et réformé de l’armée pour raisons médicales. Or, ce dernier, très apprécié pour ses talents en la matière, décide en décembre 1915 d’informer la presse et le Conseil fédéral du trafic illicite des deux colonels.

Bien qu’il s’agisse d’une grave violation de la neutralité, le tribunal militaire acquittera les deux inculpés. Il faut dire que le général de l’armée, Ulrich Wille, avait tout fait pour en arriver là. Dépréciant l’importance des documents transmis, il avait bombardé de lettres tarabiscotées le conseiller fédéral Decoppet en lui disant notamment: «Etouffer l’affaire est un devoir de citoyen.» Et, plus précis dans une missive adressée à son épouse Clara, le même Wille avoue «espérer que, par la grâce de Dieu, les deux colonels parviennent à s’en sortir par des mensonges».

Les deux hauts gradés, en effet, niaient en grande partie les faits. Pourtant, après un interrogatoire mené au cours de l’enquête par le major Max Huber, professeur de droit international et conseiller juridique au Département politique, le colonel Egli lui avait confirmé toutes les activités incriminées. Non sans faire appel, toutefois, à son sens de la «camaraderie» entre pairs.

Au sein de la presse et de la population, toute cette affaire déclenche de vives réactions, notamment en Suisse romande: la confiance dans le haut commandement de l’armée et dans le Conseil fédéral est minée. A Lausanne, des manifestants en colère arrachent le drapeau hissé sur le consulat d’Allemagne.

En dépit de ce climat tendu, le général Wille n’hésite pas à jeter encore de l’huile sur le feu. Sans ambages, il donne l’ordre de préparer les trains pour acheminer des troupes suisses alémaniques à Lausanne et à Genève si la situation se dégrade. Avec pour résultat d’y renforcer le sentiment que le haut commandement de l’armée non seulement collabore étroitement avec les puissances centrales, mais s’apprête aussi à punir la Suisse francophone pour ses sympathies envers la France et l’Angleterre.

Cela dit, le comportement litigieux des deux colonels correspondait largement à l’état d’esprit en vigueur au sein de l’état-major général de l’armée suisse. En effet, tant le général Wille qu’une grande partie du corps des officiers se situaient du côté des puissances centrales. Et, lors de l’éclatement de la guerre, Ulrich Wille écrivait à son épouse: «De tout mon cœur, je suis du côté de l’Allemagne.»

C’est bien des années auparavant que l’état-major avait entamé des pourparlers avec de hauts gradés des armées allemande et autrichienne. Car les officiers suisses, persuadés qu’en cas de conflit le pays serait attaqué par la France, envisageaient une alliance avec les armées du Reich. Cette option ayant perduré, le 20 juillet 1915, le général Wille signalait dans une lettre au Conseil fédéral que «le moment semble propice pour entrer en guerre».

Un silence complice

Au cours de l’enquête à l’encontre des deux colonels, le chef de l’état-major général, Theophil Sprecher von Bernegg, craignait d’ailleurs que toutes ces accointances ne soient découvertes et révélées au public. C’est pour cette raison que, lors des délibérations du tribunal, il développera un long discours confus sur la politique de neutralité, tout en observant un silence complice sur les activités illicites des inculpés.

De son côté, l’avocat chargé de la défense du colonel Egli, le colonel Heinrich Bolli, député au Conseil des Etats et membre important de la direction du Parti radical, collaborait également avec le service de renseignements allemand. On pourrait encore mentionner d’autres cas analogues, tel celui du major Eugen Bircher, commandant de la fortification de Morat et, après la guerre, figure de proue de la droite nationaliste helvétique.

Pourtant, au-delà de ces tribulations, l’affaire des colonels dissimulait une crise profonde du système politique et de l’armée. Comme, notamment, la faiblesse d’un Conseil fédéral qui, dominé par le germanophile Arthur Hoffmann, n’arrivait pas à contrôler le général Wille. Celui-ci, en effet, considérait l’armée comme un fief personnel et empiétait souvent sur les droits et les compétences des autorités civiles. Ainsi, en sus de la dégradation des conditions de vie de la population, la Suisse souffrait d’un grave conflit moral entre les régions linguistiques ainsi que d’une inquiétante détérioration des relations entre l’armée, les autorités politiques et les citoyens.

Certes, une fois acquittés par le tribunal militaire, les deux colonels furent relevés de leur commandement respectif et astreints à vingt jours d’arrêt disciplinaires. Sans pour autant que les échanges d’informations avec les armées étrangères ne prennent fin. N’oublions pas que la Suisse jouait un rôle de plateforme important pour les services de renseignements ou pour la propagande politique et idéologique. Conjointement, une partie notable de l’industrie du pays exportait du matériel de guerre à tous les belligérants, avec au passage des profits souvent exorbitants.

«Traître» à la patrie

Un triste sort fut toutefois réservé à celui qui avait découvert et dénoncé les activités illicites de ses supérieurs. Regardé comme un traître à la patrie, André Langié (1871-1961), fils d’un réfugié polonais naturalisé aux Planches (VD), perdit son emploi de décrypteur et reprit, à Lausanne, sa fonction de bibliothécaire. Et, loin de lui rendre un brin de dignité, l’historiographie helvétique de référence ne le mentionne qu’en marge ou pas du tout, comme s’il s’agissait d’un pestiféré: encore présent par une entrée individuelle et quelques commentaires ambigus dans le Dictionnaire historique et biographique de 1927, il a disparu de la nomenclature de sa nouvelle et récente version… 

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L’Arbalète
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